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Europe – Etats-Unis: accords / désaccords

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

May 7, 2009

The following appears as a chapter of Thierry Chopin, Michel Foucher (eds.), L’état de l’Union: rapport Schuman 2009.

L’enthousiasme considérable qui a entouré, en Europe, la campagne présidentielle de Barack Obama tout au long de l’année 2008 a fait naître l’espoir d’une communion transatlantique retrouvée, dépassant le simple rétablissement à l’identique des relations Europe-Etats-Unis avant les années catastrophiques 2002 à 2004.

Cet espoir n’est pas sans fondement: sur la plupart des sujets politiques et géopolitiques du jour, le démocrate Obama est en effet bien plus proche des Européens que ne l’ont jamais été les républicains George W. Bush et John McCain – le concurrent malheureux d’Obama. Et le monde d’après le 20 janvier 2009 n’est pas celui du 11 septembre 2001. Avec la montée en puissance de la Chine et d’autres pays émergents, avec surtout la plus grande faiblesse relative des Etats-Unis consécutive à la guerre en Irak, les deux rives de l’Atlantique se trouvent mécaniquement plus dépendantes l’une de l’autre si elles veulent agir sur le monde. Un paysage plus multipolaire force à resserrer les rangs pour relever les défis, sauf à laisser d’autres puissances ou d’autres forces non-étatiques définir les contours de l’ordre mondial.

Et pourtant… pourtant, rien ne permet d’affirmer que cette “Amérique retrouvée”, que ce jeune président dans lequel les Européens se sont projetés, dans lequel ils ont vu un reflet d’eux-mêmes, assure l’harmonie transatlantique. La raison en est simple: il persiste entre les Etats-Unis et l’Europe, sur le plan politique, des différences structurelles qu’une simple élection ne saurait effacer. De ce point de vue, l’année 2009 est une excellente occasion pour faire le bilan de l’après-guerre froide et pour faire un point prospectif sur ce qui nous divise encore, malgré l’élection d’Obama – un préalable indispensable à une bonne gestion des différends à venir.

Remarquons d’abord combien la substance des relations transatlantiques a changé. Auparavant, les questions européennes constituaient l’essentiel de l’agenda entre Européens et Américains, à commencer par la sécurité du Vieux continent face à l’URSS pendant la guerre froide, ou encore les conflits des Balkans pendant les années 1990 – questions complétées par d’autres dossiers proprement bilatéraux comme celui des guerres commerciales. Dans les années 2000, le menu transatlantique est devenu moins “bilatéral” et plus tourné vers des sujets globaux et des tierces régions. La question du réchauffement climatique, les brèches dans le régime de non-prolifération nucléaire, la lutte contre le terrorisme ou contre la piraterie, le sort de l’Afrique, l’évolution du Moyen-Orient, la stabilité de l’Afghanistan: à chaque fois, la question est de savoir comment l’Europe et l’Amérique peuvent agir ensemble dans le vaste monde – quand elles le peuvent – et non plus comment elles doivent répondre à des défis spécifiquement européens. Seule exception relative: le dossier russe, qui touche directement le territoire européen, sans s’y limiter pour autant.

La conséquence logique de cette évolution, c’est que les différences entre l’Europe et l’Amérique quant à leur action extérieure, quant à leur rapport au reste du monde, se trouvent magnifiées. Pour prendre un seul exemple concret, le fait que l’Irak et le Moyen-Orient en général – une région sur laquelle Europe et Amérique ne se sont jamais bien entendus – en viennent à occuper le devant de l’agenda transatlantique après le 11 septembre 2001 rendait inévitable le creusement du fossé Europe-Etats-Unis, devenu béant au moment de la guerre en Irak. Mais quelles sont ces différences structurelles d’approche du monde? On peut sans doute en distuinguer trois.

La première découle tout simplement de la géographie. A l’âge des réseaux immatériels et de la globalisation, la proximité physique reste un facteur essentiel en politique internationale. Le rapport de l’Amérique à la Russie, au Maghreb ou au Proche-Orient ne peut être le même que celui de l’Europe, pour qui ces régions sont voisines, avec lesquelles elle entretient des flux humains permanents. L’Europe leur a toujours été liée par le commerce, la guerre ou la colonisation et elle ne peut, par exemple, se permettre d’initiatives trop radicales à leur égard. Par ailleurs, la géographie fait sentir ses effets d’une autre façon, dans le rapport à la coopération internationale: elle a incité les “petits pays” européens, après s’être battus entre eux pendant des siècles, à adopter des modes de concertation et de conciliation permanents, en un mot le multilatéralisme, que l’Amérique, puissance isolée par deux océans et flanquée de voisins faibles, n’a promu et pratiqué que par choix.

Un bon exemple de l’impact de ces différences de position géographique se lit dans le décalage entre les priorités européennes et les priorités américaines, tel qu’il ressort du document élaboré à l’automne 2008 par les 27 membres de l’UE lors de deux Gymnich (à Avignon puis Marseille) sous présidence française. Ce document, “The Transatlantic Partnership”, qui s’adresse à la future administration américaine, était à la fois une offre de coopération conjointe de tous les Européens et une façon de préciser, à l’attention de Washington, leur vision du monde. Les quatre priorités mises en avant étaient 1. le multilatéralisme efficace, 2. la situation au Proche-Orient, 3. la situation en Afghanistan et au Pakistan, et 4. les relations avec la Russie. Or, cet agenda ne coïncide pas celui de Barack Obama. On peut déduire des discours de campagne de ce dernier que ses priorités étaient plutôt 1. l’Irak et l’Afghanistan (les deux guerres en cours), 2. l’Iran, 3. la Russie et 4. le réchauffement climatique. Le multilatéralisme n’y figure pas, et le conflit israélo-palestinien – de basse intensité et sur lequel les conditions n’apparaissent pas, en 2008, prometteuses, hormis pour la piste syrienne – pas davantage.

Bref, que le président soit démocrate ou républicain, l’Europe et les Etats-Unis ne peuvent partager une vision identique du monde. Toute la question est de savoir si cette différence devient un différend, comme en 2003, ou si elle est gérée de façon constructive, de sorte à minimiser les disputes, comme sur les dossiers russe ou iranien au cours des années 2000.

Mais deux autres différence structurelles accentuent l’impact de ces dissonances géographiques: la répartition des responsabilités internationales et le rapport à la puissance militaire. Les Etats-Unis sont le seul acteur vraiment global, celui qui est partie prenante aux équilibres géographiques de chacune des grandes régions stratégiques du monde. Ils sont aussi la clé de voûte du système international, la puissance sur laquelle repose, au sens propre, l’ordre mondial – derrière le Conseil de sécurité de l’ONU quand c’est possible, sans lui quand ils le jugent nécessaire (au Kosovo par exemple), et non sans que leur performance à cet égard ne soit critiquée. Les Européens, de leur côté, participent de façon utile à ce maintien de l’ordre mondial, mais comme adjuvants, et non pas comme garants en dernier recours.

Ce décalage dans les responsabilités entraîne une dissymétrie d’intérêt, et, concrètement, des différences de priorités et d’arbitrage: quand ils doivent choisir entre la loi et l’ordre, les Européens tendent à choisir la loi (le droit international – le Kosovo constituant une exception notable), les Américains à choisir l’ordre. Cet arbitrage se lit dans les disputes transatlantiques au sujet d’accords multilatéraux dont Washington affirme qu’ils handicaperaient sa capacité à jouer son rôle de gardien de l’ordre, par exemple le Statut de Rome sur la Cour pénale internationale (qui pourrait être utilisée contre les soldats américains en mission à l’étranger, dénoncent ses détracteurs), la Convention d’Ottawa sur les mines anti-personnel (que le Pentagone juge nécessaires à son rôle d’endiguement de la Corée du Nord notamment), ou encore le Traité d’Interdiction des Essais nucléaires (TICE ou CTBT, dont de nombreux stratèges américains estiment qu’il mettrait en péril l’avance américaine dans ce domaine).

On aurait pu citer les transgressions les plus célèbres commises par George W. Bush de 2001 à 2008, par exemple la prison de Guantanamo et l’usage de la torture en violation des Conventions de Genève, qui relèvent du même raisonnement, mais on a choisi délibérément ici des exemples qui remontent aux années 1990, à l’administration démocrate de Bill Clinton, pour bien montrer que ce type de désaccord transatlantique est de nature structurelle et non pas conjoncturelle. L’administration Obama – composée presque entièrement d’anciens de l’administration Clinton – pourra bien sûr faire des choix politiques plus conformes aux souhaits des Européens, sur la torture, Guantanamo, ou le TICE. Elle n’en sera pas moins confrontée à ce dilemme entre la loi et l’ordre qui la sépare de l’expérience européenne.

La dernière dissonance structurelle du couple transatlantique dans le domaine international est liée de près à cette question des responsabilités de maintien de l’ordre: elle concerne le rapport à la puissance militaire. Il n’est pas besoin d’évoquer la caricature proposée par Robert Kagan en 2002, dans La Puissance et la faiblesse (l’Europe-Vénus vivant dans un paradis kantien illusoire, l’Amérique-Mars les pieds bien plantés dans la réalité et dans l’histoire tragique, toujours bien consciente de la nécessité de l’outil militaire) pour constater que les cultures stratégiques du Vieux continent et du nouveau monde ont divergé au cours du demi-siècle écoulé. L’Amérique compte pour à peu près la moitié des dépenses militaires du monde, elle possède les forces armées les plus avancées technologiquement et les plus rapidement projetables à l’étranger. L’Europe, de son côté, a construit son identité sur le rejet des rivalités de voisinage qui, jusqu’au milieu du XXe siècle, lui faisaient entretenir les armées les plus puissantes qu’on ait connues. Protégée par le parapluie américain pendant la guerre froide, elle a réduit ses dépenses de sécurité et s’est pour partie déprise d’une culture de guerre interventionniste, insistant sur d’autres aspects de la puissance que l’exercice de la force militaire.

A y regarder de plus près, plutôt qu’un schisme transatlantique, on observe surtout de grandes divergences entre pays européens, doublées par ailleurs d’une différence d’échelle entre les deux rives de l’Atlantique. D’un côté, la France et la Grande-Bretagne, puissances nucléaires, et qui représentent près des deux-tiers des dépenses de l’UE en la matière, maintiennent des outils militaires solides et technologiquement avancées, avec des forces de projection conséquentes. Proches, sur ce plan, des Etats-Unis, elles sont rejointes par certains pays d’Europe orientale comme la Pologne, dont la culture stratégique est marquée par la menace venue de l’Est, et qui, en dépit de leur moyens réduits, veulent être présentes dans le domaine de la sécurité. Mais d’un autre côté, nombre de pays européens ont pour l’essentiel tourné le dos à la puissance militaire, soit du fait de leur histoire (Allemagne, voire Italie), soit parce qu’ils ne ressentent pas le besoin d’investir dans le domaine militaire, puisqu’ils sont protégés par le parapluie de l’OTAN.

Du coup, et en dépit de ces différences entre pays européens, il existe un décalage d’ensemble entre une Amérique qui possède des capacités militaires robustes dont elle n’hésite pas à se servir et une Europe, par surcroît divisée, qui ne peut envisager le recours à la force (au-delà d’un certain seuil) parmi ses options politiques crédibles – du moins sans l’appui de Washington – et qui rechigne en tout état de cause à le faire, par préférence stratégique. Que le titulaire de la Maison Blanche soit Bill Clinton, Barack Obama ou bien George Bush, cette ligne de faille joue sur les relations transatlantiques, comme on peut le voir en Afghanistan au cours des années 2000. Si les Européens ont massivement approuvé cette intervention quand elle a été lancée, ils n’auraient pu la lancer tous seuls, et il leur a été difficile, par la suite, de trouver des troupes à y envoyer, tant par manque de moyens disponibles que par réticence des opinions publiques.

Ces trois différences structurelles expliquent pourquoi l’Europe et les Etats-Unis ne se trouvent presque jamais en accord spontané sur les affaires internationales, devenues le cœur de l’agenda transatlantique, et pourquoi il leur faut constamment trouver des modes de conciliation et de coordination pour pouvoir agir ensemble dans le monde. Mais justement, si ces modes de conciliation et de coordination peuvent être facilités par une certaine convergence idéologique et politique, telle que celle qu’on observe sous Bill Clinton ou sous Barack Obama, et qui a fait défaut sous George W. Bush, ils sont par ailleurs obérés par des facteurs de friction secondaires qui contribuent à expliquer les malentendus même dans les moments de plus grande convergence.

Ainsi, on observe que les cycles politiques de part et d’autre de l’Atlantique sont le plus souvent décalés. Au moment où l’Union européenne se relance, elle rencontre une Amérique qui lui tourne le dos (début des années 2000), ou dont le leadership s’éclipse (2007-2008). Inversement, Barack Obama prend le pouvoir, début 2009, à un moment où l’UE n’a pas fini de régler sa crise institutionnelle, à un moment de faiblesse relative. Du coup, ce sont les grands pays qui fournissent – s’ils arrivent à s’entendre – le leadership nécessaire, mais au détriment du renforcement des structures communautaires. Ce qui conduit à cette autre difficulté persistante de la conciliation transatlantique : la dissymétrie des structures de part et d’autre de l’Atlantique. L’Amérique a beau être une fédération, elle a beau posséder un système de prise de décion complexe, elle n’en est pas moins un acteur unitaire, quand l’Europe reste divisée, ne possédant toujours pas ce fameux “numéro de téléphone” que Kissinger appelait de ses vœux dans les années 1970. Présidence tournante, Commission, Haut Représentant: elle en possède de trop nombreux, en fait, qui incitent à revenir vers les grandes capitales pour espérer traiter efficacement des grands dossiers du monde.

En conclusion, il faut souligner combien ces “grands dossiers”, ces sujets “tiers”, vont occuper une part sans cesse croissante de la relation transatlantique, faisant ressortir les divergences entre deux rapports au monde bien distincts, par-delà les différences politiques. C’est pourquoi, dépassant l’illusion d’une communion retrouvée avec l’Amérique de Barack Obama, l’Europe doit se préparer, pour les quatre années à venir, à échanger et négocier sans cesse avec Washington sur les sujets brûlants de la planète, sans jamais tenir pour acquis une convergence spontanée.