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Sarkozy, le gaulliste décomplexé

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

April 3, 2008

Justin Vaisse and Pierre Haski participated in an online debate from April 2 to 6. See part two of the exchange.

Sarkozy et l’Otan: l’atlantisme décomplexé… et risqué

Opening discussion, by Pierre Haski

RESPONSE

J’avais eu l’occasion d’exposer mon désaccord avec Pierre Haski sur l’atlantisme illusoire de Nicolas Sarkozy: je n’ai pas changé d’avis, bien au contraire, sa méprise sur la politique étrangère française actuelle -certes bien partagée- me paraît se poursuivre. En réalité, la politique étrangère de Sarkozy s’inscrit dans le droit fil du consensus post-De Gaulle dont tous les présidents de la Ve République ont été partie prenante, et n’en varie pas d’un iota dans les faits (pour les discours, c’est autre chose).

Le saviez-vous?

J’aimerais commencer par quelques mises au point, car le débat est mal engagé: ainsi, les étiquettes “atlantistes” et “gaullistes” obscurcissent les choses plus qu’elles ne les éclairent.

Saviez-vous par exemple que la France est présente à plus de 80% dans les structures intégrées de l’Otan? Non seulement nous ne sommes absents que du comité des plans de défense et du groupe des plans nucléaires, mais nous avons déjà une centaine d’officiers dans les états-majors, à Norfolk (Virginie) par exemple. Nous commandons périodiquement des opérations de l’Otan, et nous sommes les meilleurs élèves de la classe sur certains aspects (transformation; force de réaction rapide).

Peut-être, me direz-vous, mais alors, franchir ce cap, ces 20% restant, ce serait abdiquer toute volonté d’une politique française indépendante? Pas du tout. D’abord, nous n’avons jamais quitté l’Otan, rappelons-le: l’échelon politique important c’est le CAN (Conseil de l’Atlantique Nord), lorsque les 26 ambassadeurs de l’Otan se retrouvent, et si un seul d’entre eux n’est pas d’accord, tout s’arrête: il y a 26 droits de veto, comme le montre actuellement le refus obstiné de la Grèce de faire entrer la Macédoine avec son nom.

Terminons cette mise au point avec un rappel des années Chirac: non seulement Jacques Chirac -qu’on peut difficilement taxer d’atlantisme- a proposé exactement le même retour dans le commandement militaire intégré en 1996-1997 (avec plutôt moins de conditions que Sarkozy), mais il a tellement usé de son influence politique au sein de l’Otan au moment du Kosovo qu’il en a dégoûté les Américains qui s’en sont largement détournés: c’est ce qu’on appelle “le syndrome du pont de Belgrade”.

Du coup, au moment de l’Afghanistan, ils ont répondu aux offres de service de l’Otan: surtout pas! (avec des formules plus polies, comme “Don’t call us, we’ll call you”). Bref, on voit bien que l’étiquette “atlantiste”, qui voulait dire quelque chose du temps du Général (quand il y avait, rappelons-le, des dizaines de milliers de soldats et des bombes nucléaires américaines sur le sol français), ne permet plus de décrire le positionnement vis-à-vis de l’Otan. On peut être en-dehors de l’Otan et avoir une politique étrangère qui prend ses ordres à Washington. On peut être dans l’Otan et conduire une politique étrangère indépendante.

Words, words, words

Pourquoi veut-on tellement voir Sarko en “atlantiste”, en meilleur ami de Washington? Pour une bonne raison et deux mauvaises. D’abord parce qu’il le dit lui-même, dans sa stratégie de rupture qui est pourtant, en politique étrangère, très surfaite. Deuxième raison: parce que les journalistes répètent ce qu’il dit sans regarder de plus près le contenu de ses politiques, ni l’histoire. Je ne dis pas ça pour Pierre Haski (euh, si, en fait, je le dis aussi pour Pierre Haski, mais gentiment), mais reconnaissons que les journalistes n’aiment rien tant que les contrastes, et ici Sarko nous offre un beau contraste: Chirac gaulliste, Sarko atlantiste… on ne va pas bouder, même si ça ne colle pas tout à fait avec la réalité.

La troisième raison, c’est que les journalistes et les observateurs ont oublié que le Chirac de 2003 (Irak) n’est ni celui de 1995-2002 (cf. supra), ni celui de 2004-2007, période pendant laquelle une remarquable réconciliation franco-américaine s’est opérée. Sarkozy a joué sur le contraste des perceptions, pas sur celui des politiques. Et, oui, il a fait des discours sur l’amitié franco-américaine et sur l’amitié franco-britannique, comme avant lui presque tous les présidents et ministres des affaires étrangères en début de mandat (à l’exception de Michel Jobert).

Ce papier est déjà beaucoup trop long, mais rappelons cette anecdote: lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, lorsque De Gaulle a assuré Dean Acheson, émissaire de Kennedy, du soutien “sans réserve” de la France parce qu’elle est son alliée, il l’a fait contre l’opinion publique française majoritaire, plutôt favorable à Cuba. Ca ne veut pas dire que De Gaulle était atlantiste, mais qu’il estimait que la France pouvait conjuguer une politique d’indépendance nationale et une solidarité avec sa “famille occidentale” quand des intérêts essentiels étaient en jeu.

L’Afghanistan

Ce qui me conduit, toutes proportions gardées, à l’Afghanistan. L’un des aspects irritants du débat actuel, c’est que parmi ceux qui s’opposent à l’envoi de troupes supplémentaires, l’argument essentiel semble être: “Parce que les Américains l’ont demandé, parce que c’est une guerre américaine”. Bref, oublions notre politique indépendante française: tout est donc décidé à Washington, il suffit de faire l’inverse de ce que font les Américains! Ca n’est pas sérieux. Nous avons un intérêt fançais, et un intérêt européen, à ce que l’Afghanistan ne retombe pas dans le chaos de 1992-1996, ni dans les brutalités talibanes de 1996-2001.

“La solution n’est pas militaire”, disent certains. Evidemment qu’elle n’est pas militaire (personne ne dit le contraire), mais elle inclut nécessairement un volet de sécurisation. Et les deux autres volets sont d’une part la (re)construction et surtout, point plus délicat mais plus important, la réintégration des Talibans dans le jeu politique, comme les Britanniques le suggèrent… mais les Américains bloquent sur ce point, assimilant Talibans et al Qaeda dans une “guerre contre le terrorisme” indistincte.

Sarko le gaullo-sarkozyste

Mais j’en reviens à l’interprétation de Pierre Haski. Le discours du 18 janvier 2008, qu’il nous engage à lire, est assurément instructif: Sarkozy y parle notamment du rôle “irremplaçable” de la France sur la scène internationale et d’un “monde multipolaire dont l’Union européenne pourrait devenir progressivement l’un des pôles les plus actifs, si seulement elle en a la volonté.” Ca sonne bien plus chiraquien qu’atlantiste à mes oreilles.

Quant à la “famille occidentale”, le retour rhétorique qu’y fait la France (et qui n’est pas contradictoire, on l’a vu, avec le gaullisme) a pour but, comme le cite Pierre Haski, “d’accroître sa crédibilité, sa marge d’action, sa capacité d’influence à l’intérieur comme à l’extérieur de sa famille.” Bref, la France est solidaire, mais c’est pour mieux transcender les blocs géopolitiques (notamment en négociant avec les régimes que Washington n’aime pas: Vénézuéla, Syrie, et dans une certaine mesure Libye): ça rappelle la posture d’un certain Général.

Plus généralement, Sarkozy considère les Etats-nations comme les unités de base du système international (comme De Gaulle), il considère que la force militaire est à la racine de la souveraineté (comme De Gaulle), il est fondamentalement dirigiste et défend les champions nationaux tout en vitupérant contre le dollar (comme De Gaulle). Surtout, Nicolas Sarkozy est un volontariste et, on ne le répétera jamais assez, un pragmatique (comme De Gaulle) et la discussion sur son supposé “atlantisme” ou son supposé “gaullisme” devrait débuter et s’achever sur ce dernier argument.

Venons-en aux faits

Mais assez de discours: des actes. En effet, je ne conteste nullement que la rhétorique sarkozienne soit “atlantiste”, ou, disons, pro-américaine. En revanche, les actes sont en décalage avec ce discours, et ils comptent davantage (les signaux, la posture comptent, mais un certain temps seulement).

Comme cette réponse à Pierre Haski est déjà bien trop longue, je vais, au bénéfice de ceux qui ne sont pas encore endormis, résumer mon analyse de l’année de politique étrangère écoulée sous forme de catégories non pas sur l’axe “atlantisme-gaullisme”, étiquettes dont on a vu l’inanité, mais sur l’axe “rupture conforme aux souhaits de Washington” – “continuité chiraco-gaulliste” – “rupture dans le sens inverse aux souhaits de Washington”.

Rupture conforme aux souhaits de Washington:

  • 1. Afghanistan: même si nous avons nos propres bonnes raisons de stabiliser l’Afghanistan, on peut voir la décision d’accroître nos effectifs militaires (très efficaces mais, notons-le, très peu nombreux par rapport à nos partenaires) comme une bonne nouvelle pour Washington.

Continuité chiraco-gaulliste:

  • 1. L’Iran, si l’on regarde les faits de 2002 à 2008, au-delà d’un discours plus ferme, la posture est inchangée.
  • 2. L’Irak, certes Bernard Kouchner y est allé en visite… mais ce qui serait choquant serait qu’il n’y aille pas! Et aucun geste concret de coopération franco-américaine sur ce dossier n’a suivi.
  • 3. Israël-Palestine, pas un iota de différence (sauf peut-être cette déclaration très ferme de Bernard Kouchner sur les colonies israéliennes).
  • 4. Indépendance de l’Europe de la défense (avec plus d’enthousiasme encore pour Sarkozy).
  • 5. Rapprochement avec l’Otan, peut-être retour plus complet dans les structures militaires intégrées.
  • 6. Demande de levée de l’embargo sur les armes pour la Chine.
  • 7. Démarches sur le réchauffement climatique hostiles à Washington.

Rupture avec Jacques Chirac dans le sens inverse aux souhaits de Washington:

  • 1. Refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne
  • 2. Discussions avec la Syrie (juillet – décembre 2007)
  • 3. Inclusion du Hezbollah dans les négociations intra-libanaises
  • 4. Réception de Hugo Chavez à Paris

Je vous laisse faire la comparaison, cher Pierre.

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