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Commentary

Nous sommes sans doute à la fin de l’ère du conservatisme conquérant

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

March 11, 2008

Chercheur auprès du “ think tank ” Brookings Institution, Justin Vaïsse est un expert de la politique américaine et en particulier du mouvement conservateur. Agrégé d’Histoire, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure et de Sciences Po, il enseigne également aujourd’hui à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies. Il est ici interrogé par Les Echos.

Le duel démocrate fait-il le jeu des républicains ?

Pas tellement. Côté positif pour les démocrates, ils occupent le terrain médiatique face à un John McCain dont on parle peu. Côté négatif, il existe bien sûr un risque que le bras de fer tourne au pugilat politicien. Si les attaques deviennent trop violentes cela pourrait laisser des traces susceptibles de diviser l’électorat démocrate et de fournir des armes au camp adverse. Mais si la campagne ne dégénère pas et que d’ici juin le parti démocrate s’est choisi un candidat, le duel sera oublié.

Hillary Clinton peut-elle encore gagner ?

Cela semble difficile car pour l’emporter elle devra réunir trois conditions. Elle doit tout d’abord remporter de nombreuses et nettes victoires en Pennsylvanie et lors des autres primaires encore à venir. Elle doit en plus obtenir une décision qui lui soit favorable concernant le Michigan et la Floride (dans ces deux Etats, les primaires qu’elle a remportées ne sont pour l’instant pas reconnues par le parti démocrate, NDLR). Et elle doit enfin obtenir le soutien d’une très nette majorité des “ super délégués ” ce qui ne serait pas scandaleux dans la mesure ou ils ont justement été créés pour donner un poids au parti face à la base. Sa victoire n’est donc pas impossible mais difficile.

Après huit années de Bush, l’Amérique peut-elle encore être de droite ?

Avec des lunettes européennes, les Etats-Unis restent un pays de droite sur les valeurs sociales, le rôle de l’Etat, la culture économique… Mais nous sommes sans doute à la fin de l’ère du conservatisme conquérant. Au cours des années 1930-60 nous avons eu une phase marquée par une progression de l’influence de l’Etat. Nous avons assisté, ensuite, entre 1970 et 2000 à une révolution conservatrice marquée par l’affirmation du droit des Etats face à Washington, la lutte sur le terrain des valeurs morales, la réaffirmation du patriotisme et la lutte contre la criminalité. La guerre du Vietnam et le Watergate ont certes empêché le pouvoir républicain de conserver en permanence le pouvoir mais sur le terrain idéologique, les conservateurs n’ont pas cessé de progresser. Bill Clinton a gagné la présidence mais n’oublions pas que sur six de ses huit années de pouvoir il a gouverné avec un Congrès républicain, et que sa réforme de l’Etat-providence en 1996 était d’inspiration conservatrice, maquillée derrière la “troisième voie”. Pourtant, cette prépondérance intellectuelle et électorale du conservatisme semble aujourd’hui s’estomper.

Peut-on parler de virage à gauche de l’Amérique ?

Le thème porteur aujourd’hui, ça n’est plus “ moins d’Etat ”. Sur des sujets comme l’environnement, le terrorisme, les délocalisations et les dépenses de santé, on sent au contraire une aspiration à un Etat plus protecteur. Il y a une angoisse face au changement et à la vitesse de ce changement. La classe moyenne, et en particulier les cols bleus qui avaient profité de la croissance de l’après-guerre, a le sentiment d’être “ déclassée ”. Si la révolution conservatrice s’essouffle, c’est aussi à cause de cette inquiétude qui transcende les lignes partisanes et qui concerne une partie de l’électorat républicain. Ça n’est donc pas uniquement les déboires en Irak qui affaiblissent les républicains.

Quel a été selon vous le tournant si ça n’est pas l’Irak ?

Lorsque George W. Bush accède pour la seconde fois à la présidence en janvier 2005 il déclare qu’il dispose d’un “ capital politique ” et qu’il entend en faire bon usage. Il va en fait dilapider ce capital en proposant une réforme de la sécurité sociale mal ficelée et surtout à l’occasion de l’ouragan Katrina. Ce jour là, à l’été 2005, l’incompétence de son administration éclate au grand jour. Katrina sera le révélateur démontrant que le roi est nu. Bush ne s’en est jamais relevé.

Le candidat républicain serait du coup forcément condamné ?

Non : il y a tout d’abord les aléas de la campagne, les fameuses surprises d’octobre qui font que dans la dernière ligne droite, une surprise peut tout faire basculer. D’autre part, plus fondamentalement, les évolutions que je décris peuvent prendre du temps à se traduire électoralement. Surtout, dans une Amérique qui reste idéologiquement divisée, les républicains proposent avec John McCain un candidat qui a des chances de gagner au centre, là où tout se joue. C’est un républicain différent avec une biographie hors du commun. Il a pratiqué l’ouverture, travaillé de façon transparente avec des démocrates et n’a pas hésité à aller contre la base de son parti sur certains sujets comme l’environnement, la torture, le financement des campagnes, l’immigration… Le 4 novembre, on risque de reparler des quelques “Etats-pivots” (swing states) où tout va se jouer.