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George Bush, Nicolas Sarkozy et le Programme Nucléaire Iranien

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

December 13, 2007

Le lundi 3 décembre dernier, le gouvernement américain rendait public un rapport de synthèse tiré des estimations des 16 agences de renseignement et portant sur les intentions et les capacités nucléaires de l’Iran. Grosse surprise: contrairement à celle de 2005, cette NIE (National Intelligence Estimate) annonçait que l’Iran avait tout bonnement suspendu son programme nucléaire militaire à l’automne 2003!

Conséquence immédiate: l’option d’un bombardement américain de l’Iran disparaissait soudainement, comme l’a noté Fred Kaplan.

C’était précisément l’un des deux objectifs de cette NIE, le second étant de redorer le blason de la communauté du renseignement après les fiascos des dernières années, et de démontrer son indépendance face au pouvoir politique, contrairement à 2002-2003.

Et cet objectif a été atteint de façon magistrale: rarement un rapport de renseignement aura changé les termes du débat stratégique de façon si radicale et si abrupte -changeant aussi, en passant, les termes du débat des primaires, et du débat présidentiel dans son ensemble.

Le problème, c’est que ces deux objectifs ont été atteints au prix d’un effet d’optique qui fait songer à la distorsion des estimations du programme irakien en 2002-2003, mais dans l’autre sens, évidemment. Peut-être est-ce que ça en valait le coup: les conséquences d’un bombardement de l’Iran seraient si catastrophiques qu’on peut, d’un côté, remercier les agences de renseignement américaines d’en avoir écarté la possibilité pour plusieurs années.

Mais d’un autre côté, il serait dangereux d’oublier que la préoccupation de la communauté internationale à l’égard du programme nucléaire iranien n’était pas fondée sur des spéculations de la CIA, mais sur des éléments tangibles, établis par l’AIEA, et pris au sérieux par tous ceux qui dépassent la lecture conspiratoriale de la situation stratégique au Moyen Orient.

Alors, que penser de cette affaire? Pour éclairer le débat, je propose d’apporter des éléments de réponse à sept questions sur cette NIE et sur le dossier iranien.

1. La nouvelle NIE dit-elle que l’Iran n’a plus de programme nucléaire?

D’abord, un rappel historique: la CIA s’est toujours trompée soit dans un sens, soit dans l’autre, réagissant excessivement à ses erreurs de la veille. A peine créée, elle sous-estime de deux ans l’avancée de la bombe soviétique (premier test dès 1949 et non en 1951), puis surestime le programme de bombardiers et de missiles balistiques russe (années 1950), puis sous-estime la montée en puissance des ICBM construits par Moscou dans la décennie 1962-1972, puis la surestime (fin des années 1970 et années 1980). Elle sous-estime l’avancée du programme nucléaire irakien (jusqu’en 1991) puis surestime la reconstitution de l’arsenal d’armes de destruction massive de Saddam, etc. Bref, le renseignement en matière stratégique est une science inexacte… et surtout très politisée.

La récente NIE du 3 décembre 2007 est fidèle à cette politisation, et il serait facile de procéder à un petit exercice de réécriture pour le démontrer. En reprenant l’intégralité des informations qu’elle contient, mais en les présentant différemment, on pourrait peindre un tableau de la situation qui reste préoccupant, voir alarmiste.

En effet, l’élément mis en avant est la cessation, à l’automne 2003, d’un programme militaire donné de construction de la bombe, mais pas de la quête de la bombe atomique en général. La NIE donne en note de bas de page la définition de ce qui est entendu par “programme d’arme nucléaire”, ici au sens strict le design final de la bombe, sa “militarisation”, c’est-à-dire sa transformation en arme utilisable. Et dans la note de bas de page, il est précisé qu’on ne parle pas de “l’enrichissement déclaré ‘civil’ “. Or, non seulement cet enrichissement n’a pas d’application civile logique (l’uranium enrichi de cette façon ne peut servir de combustible dans une centrale comme celle de Bushehr), mais il constitue une étape indispensable à la construction d’une bombe atomique.

Résumons ce point: c’est comme si l’on disait qu’un ingénieur qui veut construire une voiture avait suspendu la recherche sur son design final, mais faisait des progrès accélérés dans la construction d’un moteur à explosion qui ne peut servir… qu’à une voiture.

Ce faisant, la NIE confirme que l’Iran a bel et bien eu un programme actif de construction d’une bombe atomique utilisable jusqu’en 2003, qui a été suspendu, et que cette suspension a sans doute duré au moins jusqu’à la mi-2007 (un jugement avec “moderate to high confidence”).

Bref, les Iraniens ont cherché à acquérir une bombe, puis ils ont suspendu l’un des programmes pouvant y conduire. Les trois questions logiques sont donc:

    – Ont-ils renoncé pour autant à acquérir la bombe atomique? (Si oui, pourquoi pousser la recherche sur l’enrichissement de l’uranium à plein régime, à un coût diplomatique très élevé?)

      – Leur vision stratégique a-t-elle changé au point d’avoir décidé qu’ils n’avaient finalement pas besoin de la bombe atomique -et alors qu’on sait que la quête de cette arme par l’Iran remonte au Shah dans les années 1970? (Réponse: à mon avis non, pour les raisons expliquées plus bas.)

        – Enfin, pourquoi ont-ils suspendu un programme à l’automne 2003?

        Intéressons-nous à cette dernière question.

        2. Le régime de Téhéran est-il sensible aux pressions diplomatiques… ou aux menaces militaires?

        C’est ce qu’avance la NIE pour expliquer la suspension d’un programme militaire en 2003: ce serait la révélation de l’existence de ce programme en 2002 et surtout “l’attention (scrutiny) et la pression” qui ont suivi qui auraient persuadé Téhéran de suspendre. Message politique on ne peut plus clair: pas besoin de bombarder, les pressions internationales et la diplomatie suffisent, les Mollahs ne sont pas fous, ce sont des calculateurs rationnels.

        Je crois que ce point est vrai (même s’il simplifie la prise de décision au sein du régime iranien), mais qu’il laisse de côté la question de savoir quels sont les “arguments” qui peuvent convaincre Téhéran. Ainsi, que s’est-il passé en 2003 pour conduire à la suspension de ce programme? Est-ce simplement la révélation de son existence et la réprobation internationale?

        Il y a évidemment une autre hypothèse: après la rapide défaite des Talibans puis celle de Saddam, et les bruits de bottes des faucons sur le thème “Next Stop, Teheran” ou “Everybody wants to go to Bagdhad. Real men want to go to Teheran”, bruits devenus soudain crédibles, les Iraniens se sont dit que ce n’était pas une très bonne idée de continuer ce programme. Ce qui est amusant, c’est qu’on (y compris moi) défend souvent la thèse inverse: c’est le spectacle du renversement de Saddam qui aurait accéléré la quête de la bombe, seul sésame à même d’offrir une protection absolue contre une intervention américaine.

        Bref, il faudrait créditer la guerre en Iraq, jointe à la pression internationale et à la main tendue des trois ministres européens (voyage de Villepin, Straw et Fischer à Téhéran en octobre 2003) de cette suspension et des autres gestes, ceux-là publics et non secrets, de bonne volonté. En d’autres termes, un mélange de menace militaire et de pressions diplomatiques. Du coup, la question est de savoir si les pressions diplomatiques toutes seules peuvent suffire? Aujourd’hui, en termes pratiques, la question ne se pose plus, puisque l’option militaire a disparu… à cause de cette NIE. Ce constat nous fait déboucher sur les deux questions suivantes:

          – La menace de bombardement de l’Iran était-elle “pour de vrai”?

          – La posture de pression et de menace, y compris militaire, sur l’Iran renforce-t-elle les durs ou les modérés du régime (cette terminologie étant, je le note, insatisfaisante)?

          3. La menace de bombardement de l’Iran au cours des dernières années était-elle “pour de vrai”?

          Il n’y a pas de réponse à cette question, pour une raison simple: cet élément faisait partie d’une négociation. Si vous voulez convaincre votre voisin réticent de tailler sa haie qui est beaucoup trop haute et qui vous dérange, et le menacez d’appeler la police, ou même de couper ses arbustes vous-même à ras de sol pendant la nuit, vous n’allez pas lui dire: “Au fait, ces menaces c’est juste un élément de notre discussion, je compte pas le faire pour de vrai, c’est trop risqué.” Au contraire, vous le laissez dans l’incertitude, et lui faites croire que vous êtes prêt à passer à l’action (pour le dossier iranien, c’était le rôle de “bad cop” de Dick Cheney et, à l’insu de son plein gré, du journaliste Seymour Hersh).

          Seulement voilà: le résultat de cette incertitude, c’est qu’il est impossible également… aux observateurs extérieurs de savoir si c’est “pour de vrai” ou si c’est “un élément de pression dans la négociation”. D’où deux écoles de pensée en France et en Europe ces dernières années:

            – Celle qui, avec le précédent iraquien en tête, estimait que cette ambigüité calculée était beaucoup trop dangereuse, qu’accepter d’envisager une frappe militaire en accompagnement des sanctions et pour les besoins de la négociation laissait la voie ouverte à… une frappe militaire, qu’en mettant le doigt dans l’engrenage les Européens se retrouveraient solidaires de facto d’une possible frappe aux conséquences désastreuses, et que par conséquent il convenait de se désolidariser complètement de Washington.

              – Et d’un autre côté celle qui acceptait que cette menace soit brandie, car elle contribuait à accroître considérablement les chances de réussite de la négociation, en estimant ou au moins en espérant que cette négociation rendrait inutile le bombardement. Quelques remarques sur cette école de pensée de “la troisième voie” vers laquelle je penchais personnellement:

                1. Si la nouvelle NIE suggère -ce qu’elle ne fait pas explicitement- que la guerre en Iraq a contribué, en 2003, à la décision de suspendre un programme nucléaire militaire iranien, alors l’utilité d’inclure dans la négociation une menace de frappe se trouve vérifiée.

                  2. Cette école de pensée était celle de Sarkozy et Kouchner quand ils ont évoqué “la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran” et “la guerre” en août-septembre. Le raisonnement était à mon avis le suivant: l’alternative face à laquelle la France ne veut en aucun cas se trouver (et Nicolas Sarkozy encore moins que Jacques Chirac), c’est justement “la bombe iranienne ou le bombardement de l’Iran”, en d’autres termes le choix entre la solidarité avec les Etats-Unis et la condamnation que réclamerait avec force l’opinion française et internationale. Adresser à Téhéran un message de solidarité française avec Washington même en cas de bombardement, c’est rendre un bombardement plus crédible, et donc une solution diplomatique plus urgente, plus désirable et plus probable. Seulement, la réaction de l’opinion a été si vive que le Président et le ministre des Affaires étrangères ont dû revenir sur le langage guerrier, l’atténuer, envoyant par là-même à Téhéran, au bout du compte, un message de faiblesse et non de résolution.

                    3. Les équilibres internes à l’administration Bush ont changé au cours des dernières années, et la probabilité de voir se matérialiser un bombardement avait, de mon point de vue, très nettement diminué, tout particulièrement en raison de l’opposition de plus en plus forte et explicite d’une large partie du commandement militaire, préoccupé par la situation en Iraq. (La publication de cette NIE est un indice de cette tectonique des plaques: elle aurait été inimaginable il y a encore deux ans.)

                    Quelle que soit l’école de pensée à laquelle on appartenait, force est de constater que cette nouvelle NIE, en faisant disparaître l’option militaire, ce dont on peut se réjouir, retire de la table un élément important même si implicite de la négociation, ce qui pourrait rendre plus difficile un règlement de cette question (et donc, en poussant le raisonnement plus loin, qui pourrait rendre plus probable, à l’avenir, une éventuelle frappe israélienne, mais c’est un autre débat).

                    4. La pression et la menace, y compris militaire, sur l’Iran renforcent-elles les durs ou les modérés du régime?

                    (NB: je suis conscient des limites de cette présentation; dans ce régime si compliqué, il n’y a pas d’un côté les gentils modérés pro-occidentaux et de l’autre les méchants faucons anti-occidentaux, la victoire d’un clan entraînant un changement de posture radicale. Il y a bien, cependant, des modérés calculateurs et des durs jusqu’au-boutistes.)

                    J’ai toujours été sensible au risque de renforcement mutuel des faucons de Washington et de Téhéran, à l’instar de ce qu’on avait vu parfois entre les Etats-Unis et l’URSS, bref à l’argument selon lequel des pressions accrues sur l’Iran donnent des arguments aux durs et poussent Téhéran à l’union sacrée, renforçant donc Ahmadinejad et son camp (voir une variante ici).

                    Seulement, je ne suis pas sûr du tout que cela fonctionne ainsi. Après tout, l’argument d’Ahmadinejad, c’est que la communauté internationale est un tigre de papier, qu’il suffit de faire monter les enchères pour qu’elle cède, et que le bluff paie. La publication de la NIE et la disparition de la menace militaire est, de ce point de vue, une victoire pour lui. A l’inverse, les modérés- et, concrètement, certains conservateurs -dénoncent la politique d’Ahmadinejad comme casse-cou, dangereuse pour les intérêts du pays, et porteuse d’isolement international.

                    Donc, d’une part la disparition de l’option militaire affaiblit le camp des prudents, et d’autre part les appels à la négociation directe entre Washington et Téhéran doivent être soigneusement étudiés, qu’ils viennent des néoconservateurs ou des réalistes. S’il s’agit simplement d’entamer un dialogue direct, sans contrepartie iranienne, ce sera une victoire pour Ahmadinejad et une défaite pour les modérés. S’il y a une contrepartie (gel de l’enrichissement, comme Téhéran s’y était engagé en 2003 et en 2004, et comme le Conseil de Sécurité lui en fait obligation légale), on pourrait alors avoir une perspective de règlement sérieuse.

                    5. Quel est l’impact diplomatique de cette NIE?

                    Les conséquences diplomatiques de la publication de cette NIE sont paradoxales.

                    D’un côté, l’exagération calculée de ce document, qui visait à faire disparaître la perspective d’une frappe militaire, a abouti à une démobilisation des efforts de sanction de l’Iran, tant au niveau de l’ONU (tentative d’obtenir une troisième résolution) -c’est ce que l’on a vu avec le changement d’attitude de la Chine- qu’au niveau de l’UE (sanctions unilatérales défendues par la France). Le message reçu par le monde, c’est “Les Iraniens ont arrêté leur programme nucléaire en 2003, en fait ils ne présentent aucun danger, ne posent aucun problème. ” Pourquoi alors les sanctionner?

                    Mais la publication de la NIE ouvre par ailleurs une autre perspective, celle-là dans le sens d’une pression accrue sur l’Iran, et d’une meilleure coopération transatlantique. Maintenant que l’option militaire a disparu, les tenants de la première école de pensée présentée plus haut, ceux qui ne voulaient s’engager ni dans des sanctions automatiques, ni dans une politique intégrant la menace de bombardement, en craignant de se retrouver embarqués contre leur gré dans des hostilités qu’ils ne souhaitaient pas, bref de cautionner un engrenage menant à la guerre, sont maintenant rassurés. Ils peuvent se rallier à un durcissement des sanctions, sachant qu’elle ne conduiront pas à la guerre. A mon avis, c’est ce qui s’est passé avec l’Allemagne ces derniers jours: Angela Merkel, tout en se déclarant en faveur des sanctions, était méfiante, hésitante, jusqu’à la NIE. Depuis, à rebours de l’impression générale, elle a semblé durcir le ton, déclarant que l’Iran continuait à poser un danger.

                    Reste à savoir lequel de ces deux effets -démobilisation générale ou cohésion accrue- va l’emporter. Chez certains partenaires européens (Italie, Autriche par exemple), les considérations économiques et commerciales sont déterminantes, et si la NIE dit qu’il n’y a pas à s’en faire, pourquoi se mobiliser?

                    6. Cette NIE représente-t-elle un revers pour la politique étrangère de Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner?

                    D’abord, notons qu’elle ne change pas grand-chose au point de vue français sur cette affaire. Non seulement Paris a ses sources de renseignement propres, mais surtout, comme le rappelle la porte-parole du Quai, Pascale Andréani, ici:

                    “Depuis 2003 la communauté internationale fonde son action sur des faits, et en particulier les faits tels qu’ils sont rapportés par l’AIEA, et non sur une appréciation des intentions de l’Iran [NB: ce que fait, peu ou prou, la NIE]. Comme l’indique le dernier rapport de l’AIEA, nous constatons que l’Iran n’a toujours pas répondu à toutes les questions posées sur ses activités passées et présentes. Nous constatons avec l’Agence que l’Iran poursuit ses efforts visant à maîtriser la technologie de l’enrichissement. Dans ces conditions, il apparaît que l’Iran ne respecte pas ses obligations internationales et notre position demeure donc inchangée.”

                    Dans les faits, il est incontestable que la NIE constitue un revers pour tous les alliés des Etats-Unis qui ont essayé de construire un régime de sanctions plus dur, accompagné d’une offre de coopération plus alléchante, pour Téhéran, afin d’éviter le fameux dilemme “bombe iranienne ou bombardement de l’Iran”. Ils se trouvent pris à contre-pied, non seulement par la retombée de la tension autour du programme nucléaire, mais également par la disparition de la menace militaire, qui était l’un des motifs objectifs de mobilisation des Européens (empêcher Washington de bombarder).

                    A plus long terme, cependant, on voit bien que le scénario le plus cauchemardesque pour Nicolas Sarkozy -devoir choisir entre le soutien ou la condamnation d’une frappe militaire américaine sur l’Iran- s’éloigne pour de nombreuses années. Et avec la disparition de cette option militaire, de nouvelles conditions plus propices à la cohésion européenne et transatlantique apparaissent, au moins en théorie (cf. supra).

                    Il reste qu’on a là, une fois de plus, le produit habituel des hoquètements et plus précisément des déchirements internes de la machine politico-administrative américaine. La publication de cette NIE, et la façon dont elle a été rédigée, s’expliquent entièrement par des raisons internes à Washington, et se sont faites sans aucune concertation et aucune considération pour les alliés. Rien que du classique, en somme.

                    7. Au fait, pourquoi s’inquiéter du programme d’enrichissement nucléaire iranien? A leur place, vu le voisinage, moi aussi j’essaierais d’avoir la bombe?

                    Oui, moi aussi -enfin, c’est une expression. Car la situation présentée de cette façon abstraite (un pays entouré d’ennemis, qui veut garantir son indépendance dans une posture gaullienne, qui n’a jamais envahi ses voisins ou lancé de guerre) est trompeuse.

                    D’abord, l’Iran avait pris des engagements au titre du Traité de Non-Prolifération de 1968. En gros, cela consiste pour les pays non-détenteurs de la bombe de s’engager à ne pas chercher à la développer, en échange a) de la garantie que les autres ne la développeront pas non plus, ce qui serait évidemment une motivation logique pour en acquérir; et b) d’un droit à l’énergie nucléaire à des fins civiles (mais pas d’un droit à l’enrichissement). Certains Etat n’ont jamais signé et ont construit leur bombe: Inde, Pakistan, Israël. Un autre, après avoir triché quelques années, s’est retiré du TNP en 2003: la Corée du Nord. Et l’Iran a signé mais, on l’a vu, n’a pas fait la lumière sur son programme auprès de l’AIEA -bref, elle est très fortement soupçonnée de tricher. Alors bien sûr, il y a du “deux poids, deux mesures”, notamment vis-à-vis de l’Inde, ici, mais après tout chacun est libre d’adhérer à un traité, de ne pas adhérer… ou de s’en retirer.

                    Surtout, la question n’est pas seulement celle du respect de la parole donnée, elle est aussi celle du régime de non-prolifération dans son ensemble. Si l’Iran triche et obtient un jour la bombe, ses voisins signataires du TNP (Arabie saoudite, Egypte notamment) pourront protester à bon droit… et l’imiteront bien vite (s’ils n’ont pas déjà commencé), lançant une course à la bombe catastrophique. Si au bout du compte l’Iran doit finalement réussir à se procurer la bombe sans sanctions sérieuses, sans aucun coût réel, qu’est-ce qui dissuaderait les signataires du TNP de l’imiter? Ajoutons que l’Iran a également violé les engagements pris auprès des Européens en 2003 et 2004, d’où l’intervention du Conseil de Sécurité de l’ONU qui lui a enjoint, à travers deux résolutions en 2006 (résolution 1696) et 2007 (résolution 1747), de cesser l’enrichissement. Bref, cette affaire n’est pas un caprice des Occidentaux, mais un sujet de préoccupation pour toute la communauté internationale. C’est, à proprement parler, une question de droit international.

                    D’un point de vue économique, l’Iran a le droit de bénéficier des bienfaits de l’énergie nucléaire (le fait qu’elle dispose de réserves gigantesques de pétrole et de gaz ne me semble pas déterminant ici). Et ses accords avec les Russes lui permettent de le faire concrètement, sans violer le TNP. Elle pourrait aussi accepter l’offre des Européens de 2006, qui l’aideraient à développer sa propre industrie nucléaire civile en échange de garantie que celle-ci resterait pacifique. Dernière possibilité: acheter quelques réacteurs à AREVA, c’est la mode, et Nicolas Sarkozy en a fait un axe important de sa politique vis-à-vis du Maghreb et du Moyen Orient… à condition de respecter les obligations du TNP. mais l’Iran ne veut accepter aucune de ces solutions -c’est ce qui nourrit les soupçons que la bombe atomique est son véritable objectif.

                    D’un point de vue stratégique enfin, je pense que l’Iran nucléaire serait certes “endigable” et accessible à la logique de dissuasion, comme l’a dit Jacques Chirac off the record (et sans modifier sa ligne politique dure vis-à-vis de l’Iran, notons-le bien).

                    La question n’est pas de savoir si Téhéran lancerait une bombe atomique sur tel-Aviv un beau jour sans prévenir. Elle est de savoir dans quelle mesure le rapport des forces ne deviendrait pas considérablement plus favorable à l’Iran, ainsi protégée par l’arme nucléaire, dans une région où son action n’est pas spécialement constructive, pour employer une énorme litote. Après tout, voilà un pays qui lutte de façon acharnée contre toute tentative de paix israélo-palestinienne depuis plus de quinze ans, qui concourt à la déstabilisation du Liban, qui fournit des armes sophistiquées aux extrémistes et à certains terroristes du Proche-Orient, ainsi qu’à divers groupes armés en Iraq -pays qu’elle entend bien maintenir aussi longtemps que possible dans un état de demi-chaos sanglant- et qui concourt à l’instabilité de l’Afghanistan en soutenant certains groupes Talibans.

                    Je ne dis pas que la politique des Occidentaux, à son égard ou dans son voisinage, a toujours été sage et coopérative, ni que des occasions d’entente pragmatique avec Téhéran, qui auraient pu changer la donne, n’ont pas été bêtement gâchées. Je dis simplement qu’en l’état actuel des choses, notre intérêt n’est pas de laisser Téhéran progresser vers la maîtrise subreptice des technologies nucléaires. Et à ce jugement, la NIE du 3 décembre 2007 ne change rien.