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Commentary

Op-ed

L’Europe au miroir de Barack Obama

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

November 3, 2008

Sans Amérique, pas d’Europe. C’est vrai au sens historique. C’est plus vrai encore au sens ontologique. Si l’on évoque plus spontanément ce lien en sens inverse, il reste que l’Amérique fait indissolublement partie de l’identité européenne dans l’imaginaire des Européens eux-mêmes, de façon consciente ou non, mais aussi dans les perceptions du reste de la planète, le regard des autres. Parfois, l’Europe est cette anti-Amérique qui se définit par opposition aux Etats-Unis, voire par rejet, et s’érige en contre-modèle. Parfois au contraire, elle est l’une des vraies jumelles du diptyque “Occident”, sa semblable, sa sœur.

On sait pourquoi le débat sur les frontières de l’Europe est si passionné : c’est qu’il engage la définition même de son identité ; bref, ce que nous sommes vraiment, nous autres Européens. De façon similaire, rien de ce qui se passe en Amérique n’est indifférent à l’homo Europeanus, surtout pas une élection dont dépend son avenir. Si l’Amérique est cet omniprésent miroir tendu à l’Europe, nul étonnement que les Européens se passionnent pour la présente campagne électorale, dans laquelle ils peuvent se regarder eux-mêmes, projeter leurs préférences et leurs fantasmes. Et nul étonnement, dès lors, que le candidat Barack Obama ait leurs faveurs, lui qui renvoie l’image d’une Amérique européenne, quand John McCain et, surtout, Sarah Palin offrent un miroir déformant qui leur renvoie l’image d’une Amérique exotique et inquiétante – après huit années de dissonance identitaire avec George W. Bush.

Le changement et l’identité

Un sondage de l’institut Gallup révèle qu’aux yeux de 65% des Européens, l’issue de l’élection américaine du 4 novembre compte et fera une différence pour leur pays [1]. Dans le reste du monde, c’est moitié moins : 31% seulement. Autre indication, seuls 25 à 30% des Européens sondés n’ont pas de candidat préféré entre John McCain et Barack Obama, contre plus du double, 62% des personnes interrogées, dans le reste du monde. Ces chiffres révèlent, à n’en pas douter, une plus grande proximité culturelle et politique de l’Europe avec les Etats-Unis, une plus grande présence de l’Amérique sur les écrans européens et, peut-être, une meilleure information. On peut aussi supposer que de nombreux Européens perçoivent des différences substantielles entre les deux programmes de politique étrangère et qu’ils estiment que l’issue de l’élection aura un impact direct sur les relations bilatérales de leur pays – et de l’Union européenne – avec Washington, ou encore sur le système international (Moyen-Orient, Chine), affectant en retour leur propre pays.
Mais il existe une autre explication possible liée, celle-là, à l’identité de l’Europe. Le désir de “changement” a été le mot d’ordre, le paradigme de cette campagne électorale aux Etats-Unis, et Barack Obama a été le candidat le plus à même de capitaliser sur ce thème, George W. Bush ayant atteint des niveaux records d’impopularité aux Etats-Unis, distancé seulement par Richard Nixon juste avant sa démission. En Europe, la situation est bien pire encore : certains sondages indiquent que le président américain serait légèrement plus impopulaire que Satan.

A dire vrai, les Européens ne se sont jamais reconnus dans George W. Bush. Même avant la guerre en Irak, celui-ci faisait bondir les habitants du Vieux Continent bien au-delà des traditionnels segments anti-américains de la population. Qu’on se souvienne par exemple du refus d’envisager toute réduction des émissions de Co2 (sans même parler du protocole de Kyoto) en mars 2001, parce que “priorité des priorités, il y a d’abord les gens qui vivent en Amérique” (“because, first things first, are the people who live in America.”). Les pays du Nord de l’Europe, les plus sensibles à ces questions, avaient été les premiers à réagir violemment aux propos de celui qui fut surnommé alors le “Texan toxique”. Très vite après le 11-Septembre, la mise en place du camp-prison de Guantanamo a été vertement critiquée par les Lords britanniques qui, eux non plus, ne peuvent pas être facilement accusés d’anti-américanisme primaire. Et bien sûr, c’est le projet d’invasion de l’Irak qui a le plus catalysé l’identité européenne, dressant les opinions publiques de l’Union européenne contre les Etats-Unis, et parfois contre leur propre gouvernement. Comme l’avaient remarqué Dominique Reynié [2], sur un mode descriptif et scientifique, ou encore Jürgen Habermas et Jacques Derrida [3], sur un mode prescriptif et militant, les manifestations géantes du 15 février 2003 sont un moment de prise de conscience européenne qui se fait dans le déchirement avec les Etats-Unis.

Au-delà des événements ponctuels qui ont fait prendre conscience à l’Europe de ce qu’elle n’était pas, on a assisté, au cours des dernières années, à des débats récurrents sur le modèle économique et social européen. Et là encore, c’est le modèle américain qui a servi de pierre de touche pour définir l’identité européenne – ou, plus précisément, c’est le modèle défendu par les Républicains et par George W. Bush qui a servi de contre-modèle, tout particulièrement concernant l’assurance-santé (que l’on pense au film américain “Sicko”, de Michael Moore, très populaire en Europe) et la dérégulation économique. Ainsi, ces dernières semaines, le sentiment d’une crise “made in USA” a été forte et si, à certains égards, les Européens ne peuvent en tirer satisfaction sans une certaine hypocrisie, il n’en reste pas moins que l’idée d’un modèle européen distinct s’est renforcée. Bref, l’Europe s’est souvent pensée, au cours de cette décennie, contre l’Amérique de George W. Bush, et le paradigme du changement, la volonté très forte de tourner la page, existe aussi en Europe, y expliquant l’intérêt pour la campagne et la popularité de Barack Obama.

Convergences et divergences transatlantiques

Au cours du XXe siècle, l’Europe et l’Amérique ont tantôt divergé, tantôt convergé sur les plans politique et social. Dans les années 1960 et 1970, la tendance était à la convergence : avec la Grande Société de Lyndon Johnson, les Etats-Unis complétaient leur Etat-providence par de nouveaux programmes sociaux. Par ailleurs ils réaffirmaient la séparation de l’Eglise et de l’Etat, autorisaient l’avortement (1973), interdisaient la peine de mort (1972, mais elle fut à nouveau interdite en 1976); ils semblaient se ranger à la politique de Détente avec le bloc de l’Est, initiée en Europe; les sociétés des deux côtés de l’Atlantique paraissaient s’ouvrir et se libéraliser à l’unisson.

Depuis les années 1980, la révolution conservatrice (rejet de l’interventionnisme étatique, rapide dérégulation économique, anticommunisme virulent, montée en puissance de la droite chrétienne, etc.) a mis l’Amérique sur un chemin de divergence d’avec l’Europe – et, doit-on ajouter, avec le Canada, bien plus proche du Vieux continent que de son voisin américain. Du coup, aux yeux des Européens, les Démocrates ont généralement été plus populaires que les Républicains. L’Amérique bleue, celle du Nord-Est, celle des deux côtes et des grandes villes, est simplement plus proche que l’Amérique rouge de la position moyenne européenne sur le plan des préférences sociales et politiques.

Barack Obama, comme John Kerry avant lui, profite de cette proximité, qui confine à l’identification : les Européens peuvent projeter en lui leur propre rêve américain, et aussi se reconnaître eux-mêmes. Son élection ferait en quelque sorte revenir le centre de gravité de l’Amérique vers l’Europe, rapprochant du Vieux continent l’identité tout entière de l’Occident. En d’autres termes, elle valide le modèle européen après huit années de dérive transatlantique. George W. Bush a représenté un contre-modèle, l’Amérique rouge que les Européens ne comprennent pas. John McCain, parce qu’il a fréquemment voyagé en Europe, parce qu’il a pris certaines positions courageuses contre son propre parti et son président, notamment sur la question de la torture, du financement des campagnes électorales ou du réchauffement climatique, aurait pu bénéficier d’une forme de bienveillance des Européens. Mais ses positions “faucon” de politique étrangère, notamment son soutien à la guerre en Irak, et surtout le choix de Sarah Palin comme colistière, le disqualifient. Car c’est bien cette dernière qui est la plus éloignée de l’univers européen, rassemblant tous les mythes étranges et exotiques de l’Ouest [4] – le port d’armes, les pickups (ou, dans son cas, les motoneiges), le rôle de la religion et la vision conservatrice des mœurs (avortement, homosexualité), l’antiélitisme revendiqué – tout cela en défendant la vision républicaine orthodoxe sur les questions économiques et sociales.

Disons-le : cette forte préférence des Européens pour Barack Obama repose en partie sur une illusion. D’abord, l’Amérique n’est ni rouge, ni bleue : elle est les deux à la fois, même sous Bush – tout comme l’Europe n’est en rien monolithique. De façon similaire, l’Amérique ne serait pas toute bleue sous Obama. Il existe un effet d’optique liée à l’équipe au pouvoir à Washington, qui ne doit pas faire oublier les facteurs évidents de permanence : la société politique américaine ne change pas du jour au lendemain.

Ensuite et surtout, Barack Obama n’est pas un Européen. Sur de très nombreux sujets, il est bien plus proche des Républicains que des Européens. Prenons, par exemple, la peine de mort : contrairement, sans doute, à ce qu’imagineraient nombre des Européens qui le soutiennent, Barack Obama est en faveur de la peine capitale, même s’il a tenté d’en réformer l’application pour éviter les erreurs judiciaires et les injustices frappant les minorités. Autre exemple : l’extension de l’assurance santé qu’il propose (apporter un complément à un système fondé sur les employeurs, et non sur la collectivité nationale) reste très éloignée des conceptions européennes. Quant à la politique étrangère, chacun sait qu’il ne faut pas attendre de révolution dans ce domaine : Barack Obama sera certes très différent de George W. Bush (période 2001-2003), mais il sera proche de George W. Bush (période 2008) qui fait des ouvertures vers l’Iran, vers la Corée du Nord, et s’implique dans le dossier israélo-palestinien, et les évolutions seront très graduelles. Sur la question de l’usage de la force et de l’intervention militaire, par exemple, il ne fait aucun doute que les différences entre les deux continents restent très importantes. Bref, cette illusion de proximité avec l’Amérique de Barack Obama conduira certainement à des désillusions.

Conclusion : l’identité transatlantique à l’heure de la Chine

Il reste que pour incarner l’Occident aux yeux du monde, pour les représenter dans une certaine mesure, les Européens préfèrent Barack Obama, dont ils se sentent proches et dans lequel ils peuvent projeter leur propre image, à John McCain – et surtout à George W. Bush. C’est d’autant plus vrai que la relation transatlantique est de moins en moins centrée sur les questions bilatérales (échanges commerciaux, sécurité du continent européen) et, de plus en plus, sur des sujets tiers, comme le Moyen-Orient, les questions d’énergie, de prolifération et de changement climatique, le terrorisme, etc. Ce qui conduit naturellement à se demander quel sera l’effet de l’affirmation des nouvelles puissances comme la Chine, l’Inde et la Russie dans un monde “post-américain” [5] sur la relation transatlantique, dans le moyen terme. Est-ce que l’Amérique et l’Europe, face à des modèles concurrents nouveaux, vont redécouvrir leur proximité identitaire et politique? Ou bien est-ce que l’Union européenne, notamment à la faveur de la crise économique qui commence, va plutôt rejeter le modèle américain, et cultiver sa différence avec les Etats-Unis ? La réponse à cette interrogation dépendra aussi, pour une large part, de la direction que prendront les Etats-Unis de Barack Obama. Après trois décennies de divergence, il semble que les Américains entament un retour vers une interprétation plus collective de leur destin, une vision où l’Etat est à nouveau légitime pour intervenir dans l’économie et la société, plus à l’image de l’Europe. Cette évolution a été brutalement accélérée par la crise financière, mais elle couve depuis plusieurs années. Et si, finalement, Obama était bien le président du rapprochement de l’Europe et de l’Amérique?

[1] = 65% of Europeans say who wins in November makes a difference to their country, versus 31% in the rest of the world (Gallup)
= only 25 to 30% don’t have an opinion as to whom they prefer between Obama and McCain, versus 62% in the world in general
[2] Cf. Dominique Reynié, La Fracture occidentale, naissance d’une opinion publique européenne, Paris, La Table ronde, 2004.
[3] Cf. Jürgen Habermas, Jacques Derrida, “February 15, or What Binds Europeans Together: A Plea for a Common Foreign Policy, Beginning in the Core of Europe,” Constellations 10 (3), September 2003, 291–297.
[4] Cf. Steven Erlanger, “Gazing at America, the French Still See a Wild Frontier”, New York Times, 30 septembre 2008.
[5] Cf. Fareed Zakaria, The Post American World, New York, Norton, 2008.