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Commentary

Le revirement de Nicolas Sarkozy sur l’Europe

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

March 19, 2008

Quelles seront les orientations de la présidence française du Conseil européen qui doit débuter au 1er juillet 2008?

On ne peut répondre avec précision, car les priorités officielles de la présidence sont traditionnellement annoncées à son démarrage, donc le 1er juillet prochain, pour ne pas gêner l’exercice de la présidence en cours. Mais en gros, on sait quels sont les grands axes qui devraient s’imposer: la défense européenne; les questions de changement climatique et d’énergie; la régulation de l’immigration; l’agriculture, avec un début de remise à plat de la PAC (Politique agricole commune) qui est programmée de toute façon; enfin les questions économique, la croissance et l’emploi.

D’un point de vue plus politique, comment se présentent les choses côté français?

Je crois que ce qu’on peut appeler «le revirement de Hanovre», lundi 3 mars, éclaire d’un jour nouveau, et bien plus encourageant à mon avis, cette présidence française de l’Union européenne. Ce jour-là, lors de sa rencontre avec Angela Merkel, Nicolas Sarkozy a décidé de mettre fin à l’un des motifs principaux de la querelle avec l’Allemagne de ces derniers mois, à savoir le projet d’Union pour la Méditerranée, essentiellement en accédant aux demandes allemandes et en ramenant le projet dans le giron européen. Cet accord a été entériné au Conseil européen du 13 mars [3].

J’y vois un arbitrage important fait par Nicolas Sarkozy sur les questions européennes en général.

A l’Elysée, il n’est de mystère pour personne qu’il existe deux visions politiques bien distinctes sur ces questions. D’une part celle d’Henri Guaino, conseiller spécial du président, estimant que la poursuite du projet européen ne présente plus vraiment d’intérêt [4] de long terme pour la France, et que les abandons de souveraineté ont déjà été bien trop loin. Selon lui, on ne doit pas tout sacrifier sur l’autel de l’amitié franco-allemande, car nous avons des intérêts nationaux bien précis qu’il convient de défendre, y compris contre les institutions européennes (la Banque centrale par exemple). Ce souverainisme est aussi une question de démocratie, laquelle ne peut vraiment s’exercer que dans le cadre national.

D’autre part, il y a une seconde vision, qui reste celle d’une majorité des élites françaises s’intéressant aux questions européennes, majorité représentée par Jean-David Lévitte (le sherpa de l’Elysée) et, de façon plus visible, par Jean-Pierre Jouyet [5], le secrétaire d’Etat aux affaires européennes, lequel s’était d’ailleurs inquiété publiquement des dommages causés à la position française en Europe par le projet d’Union pour la Méditerranée.

Cette seconde vision, bien plus raisonnable de mon point de vue, repose sur une poursuite de l’engagement européen dans l’intérêt de la France, et sur un rapprochement réaffirmé avec l’Allemagne – ce qui, on le notera, doit procéder d’un acte volontariste: si le rapprochement franco-allemand a toujours bénéficié à la France, il n’a jamais été facile ni spontané… sinon il ne serait pas si remarquable!

A Hanovre, Nicolas Sarkozy a tranché en faveur de la seconde ligne, de façon concrète sur l’Union pour la Méditerranée, un projet poussé par Henri Guaino et qui a toujours été mal ficelé, mal défini. Souvenons-nous par exemple que, dans les discours du candidat Sarkozy, cette Union devait, entre autres objectifs, servir d’alternative à l’accession de la Turquie à l’UE, une option abandonnée dès le mois de mai 2007…

J’espère que ce revirement est symbolique d’un choix européen plus général, et qu’il s’accompagnera notamment d’une meilleure observation des disciplines communautaires par la France. En tout cas, si je ne me trompe pas sur la signification du 3 mars, nous avons là un signe encourageant qui permet d’envisager la présidence française de façon beaucoup plus sereine.

Europe de la défense et OTAN

Est-ce là le seul défi politique à la présidence française?

Non: il existe un second défi structurel que pose la présidence française, celui du style de Nicolas Sarkozy. La personnalité même du président, son goût pour le mouvement permanent, pour mener toutes les réformes de front en commençant par des annonces fracassantes et en terminant par des manœuvres rapides et très médiatiques, offrent un véritable contraste structurel avec les vertus que requiert l’exercice de cette présidence du Conseil européen.

En gros, on ne peut pas espérer tout révolutionner par la seule détermination politique; il faut être patient, méthodique et modeste. La nature de l’exercice est telle qu’on peut tout au plus espérer lancer quelques initiatives en sachant qu’elles n’aboutiront pas dans les six mois, ou alors en faire aboutir d’autres lancées plus tôt par nos partenaires – mais attention, certaines sont des patates chaudes!

Lorsque Nicolas Sarkozy a déclaré qu’à la fin de la présidence française, l’Europe serait dotée « d’une politique de l’immigration, d’une politique de défense, d’une politique de l’énergie, et d’une politique de l’environnement », il est apparu irréaliste voire dangereux auprès de certains partenaires. D’autant qu’il y a eu une tendance à voler la vedette à la présidence slovène actuelle. Bon, en même temps, il faut voir ce que cet activisme de Nicolas Sarkozy peut apporter à l’Europe ; après tout, ce n’est pas parce que la présidence de l’UE est un exercice difficile et parfois frustrant qu’il faut rabattre nos ambitions et partir battus! Le volontarisme a du bon, parfois.

La présidence française de l’UE va-t-elle changer la donne transatlantique?

Le problème, c’est qu’elle interviendra dans les six derniers mois de la présidence Bush. La France pourra défricher, explorer, certes, mais elle ne pourra rien réaliser de très ambitieux ou de très durable avec les Etats-Unis. Pas de révolution à attendre dans ce domaine, à mon avis…

Nicolas Sarkozy voudrait surtout faire avancer l’Europe de la défense, et montrer que la PESD (politique européenne de sécurité et de défense) n’est pas incompatible avec l’OTAN, qu’elle en est en fait complémentaire.

Idéalement, il me semble que la séquence rêvée par l’Elysée serait la suivante: publication du Livre blanc sur la défense à la fin mars ou en avril, lancement d’idées et d’initiatives nouvelles dans les mois qui suivent, présidence française de l’UE de juillet à décembre qui permettrait de commencer à réaliser ces projets puis enfin, au cours du premier semestre 2009, accord avec la nouvelle administration américaine au sujet de l’OTAN, avec éventuellement un retour de la France dans le commandement militaire intégré, le tout annoncé au Sommet du 60e anniversaire de l’organisation début avril.

Il y a deux choses importantes à préciser à ce sujet. D’abord, ce calendrier idéal repose sur un postulat de départ, à savoir de vrais progrès réalisés en matière de PESD [6]: c’est en effet la condition qu’a mise Nicolas Sarkozy à un éventuel retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN [7]. Or, ces progrès reposent essentiellement sur nos partenaires, notamment ceux qui en font le moins en matière de défense et qui sont appelés à augmenter significativement leur effort; mais sont-ils prêts à le faire? Ce n’est pas sûr.

Par ailleurs, il faut compter avec la ratification du traité de Lisbonne par la Grande-Bretagne (le partenaire indispensable dans le domaine de la défense); on voudra éviter que les passions s’enflamment autour des questions de sécurité juste au moment où la Parlement britannique débattra de la ratification du traité… Bref, le préalable du progrès de la PESD n’est pas acquis d’avance.

Par ailleurs, même si tout ce programme se déroule comme prévu, un éventuel retour de la France dans le commandement militaire intégré dépend largement de la disposition de ses partenaires, à commencer par les Etats-Unis, à lui faire de la place, et on se souvient du précédent raté de 1995-1997… Au-delà des accusations théologiques sur “l’atlantisme” de l’un et le “gaullisme” de l’autre, au-delà également des symboles, il faut bien voir qu’un retour de la France ne représenterait pas un changement si important en termes concrets. Aujourd’hui, la France participe activement aux opérations extérieures de l’OTAN (il lui arrive même de les commander) et à sa rénovation; elle est présente dans la plupart des comités militaires. Et elle ne perdrait ni son autonomie, ni son indépendance politique. Bref, je ne sais pas si c’est une bonne idée, mais ce n’est pas une révolution non plus. Et si cela peut rassurer nos partenaires européens et du coup aider la PESD, pourquoi ne pas explorer cette option?

Les élections allemandes

La présidence française de l’UE va-t-elle changer quelque chose aux perspectives d’adhésion de la Turquie?

A mon avis non, car la modification de la posture officielle française, consistant à n’accepter de négocier que sur les chapitres qui ne préjugent pas de l’adhésion de la Turquie, s’est faite au deuxième semestre 2007, et l’on devrait rester dans ce statu quo quelque temps. Sur ce dossier, je n’ai pas l’impression qu’il y ait plusieurs lignes, même si les ministres d’ouverture Jean-Pierre Jouyet et Bernard Kouchner sont en faveur de l’adhésion de la Turquie. Après tout, depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, l’Elysée est désormais en accord avec l’UMP pour s’opposer à l’adhésion turque, ce qui n’était pas le cas sous Jacques Chirac.

Le vrai moment de vérité, ce seront les élections de septembre 2009 en Allemagne : si Angela Merkel dispose cette fois d’une vraie majorité, le couple franco-allemand pourrait mettre fin à la perspective d’adhésion d’Ankara, ce qui est impossible pour le moment, du fait de l’accord de coalition avec le SPD qu’Angela Merkel doit respecter. Par ailleurs, bien des choses peuvent changer d’ici là, notamment en Turquie, où le sentiment populaire sur l’adhésion à l’UE a considérablement faibli.

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Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/maguy-day
[2] https://www.brookings.edu/
[3] http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/03/14/l-union-pour-la-mediterranee-rentre-dans-le-rang-europeen_1022926_3214.html?xtor=RSS-3214
[4] http://paris.cafebabel.com/fr/post/2008/03/15/Henri-Guaino-est-il-eurosceptique
[5] http://www.jpjouyet.eu/
[6] http://www.touteleurope.fr/fr/union-europeenne-en-action/les-politiques-europeennes/relations-exterieures/pesc/missions-pesd.html
[7] http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/defense-securite_9035/france-otan_9044/index.html