L’enthousiasme considérable qui a entouré, en Europe, la campagne puis la victoire de Barack Obama a fait naître l’espoir d’une communion transatlantique retrouvée, dépassant le simple rétablissement à l’identique des relations Europe-Amérique avant les années catastrophiques de 2002 à 2004. Paradoxalement, la seule manière d’arriver à un tel résultat pourrait bien être de commencer par renoncer à une vision béate de ces relations, mesurer tout ce qui nous sépare encore de Washington derrière la rhétorique sur «l’Amérique retrouvée» et «les valeurs communes», et s’attacher à de difficiles et froids compromis d’intérêt.
Soulignons d’abord que l’espoir d’un nouveau départ n’est pas injustifié. Sur de nombreux sujets, Obama est en effet bien plus proche des Européens que ne l’ont jamais été les républicains George W. Bush et John McCain: retrait d’Irak; dossier iranien; Guantanamo; importance du multilatéralisme, ou tout au moins de l’action collective et de la coopération avec les alliés; etc. Avec la montée en puissance de la Chine et d’autres pays émergents, avec surtout la plus grande faiblesse relative des États-Unis consécutive à la guerre en Irak, les deux rives de l’Atlantique se trouvent mécaniquement plus dépendantes l’une de l’autre si elles veulent agir sur le monde.
Une vision du monde propre à chaque rive de l’Atlantique (*)
Mais cette relative convergence politique, et toute la bonne volonté engendrée par l’élection d’Obama, ne suffisent pas pour assurer l’harmonie transatlantique. La raison en est simple: il persiste entre les États-Unis et l’Europe, sur le plan politique, trois différences structurelles qu’une élection ne saurait abolir, et que tout décideur doit garder à l’esprit s’il veut éviter le piège des bons sentiments et bâtir du solide.
D’abord, il n’est pas besoin d’invoquer la caricature proposée par Robert Kagan en 2002 dans La puissance et la faiblesse pour reconnaître que l’Europe et l’Amérique sont séparées par leur rapport à la puissance internationale et à l’utilisation de la force militaire. Dans ce domaine, les dépenses européennes représentent environ 40% des dépenses américaines –du moins si l’on accepte de les agréger alors qu’elles restent, en réalité, très peu coordonnées. Le corollaire de ce décalage, tout à la fois sa cause et sa conséquence, c’est une vision du monde spécifique à chaque rive de l’Atlantique, avec une Amérique qui «peut et qui veut» s’imposer sur le champ de bataille et une Europe plus hésitante, privilégiant le plus souvent d’autres voies. L’Administration Obama s’annonce bien plus avisée et sélective que l’administration Bush dans son recours à la force, mais elle ne renoncera certainement pas à l’utiliser quand elle jugera nécessaire.
Des perceptions et des priorités distinctes
Car c’est là la seconde différence transatlantique fondamentale. Si l’Amérique « peut et veut » intervenir, c’est qu’elle a le sentiment qu’elle le «doit» –à raison (Bosnie, Kosovo, Afghanistan) et parfois à tort (Irak). Elle reste la clé de voûte du système international, la puissance sur laquelle repose, au sens propre, l’ordre mondial– derrière le Conseil de sécurité de l’ONU quand c’est possible, sans lui quand elle le juge nécessaire. L’Europe unie, elle, s’est largement bâtie sur la prohibition de la guerre, le rejet de la puissance et la mise en commun des souverainetés qui doit se substituer à leur choc. Elle participe de plus en plus, et de multiples façons, à ce maintien de l’ordre mondial, mais comme adjuvante, et non pas comme garante en dernier recours. Ce décalage dans les responsabilités entraîne une dissymétrie d’intérêt, et, concrètement, des différences de priorités et d’arbitrage.
La Cour pénale internationale? Elle pourrait être utilisée contre les soldats américains dans leurs missions à l’étranger, dénoncent ses détracteurs outre-Atlantique. La Convention d’Ottawa sur les mines anti-personnel? Le Pentagone juge ces dernières nécessaires à son rôle d’endiguement de la Corée du Nord notamment. Le Traité d’Interdiction des Essais nucléaires? De nombreux stratèges américains estiment qu’il mettrait en péril l’avance de l’Amérique, et donc la crédibilité de sa dissuasion dans ce domaine. Le choix d’évoquer des accords multilatéraux de l’ère Clinton ne doit rien au hasard: il vise à montrer que ce qui s’est passé sous George W. Bush n’est pas une aberration, tout au plus une exagération de tendances de fond ; et nombre des responsables de l’ère Clinton sont de retour aux affaires sous Obama –avec cette fois, il est vrai, un Congrès démocrate plus soucieux de multilatéralisme.
Enfin, Européens et Américains n’habitent pas la même région de la planète, et ce en dépit de la globalisation et de l’importance croissante des phénomènes transnationaux, la proximité physique reste un facteur essentiel en politique internationale. Le rapport des Etats-Unis à la Russie ou au Proche-Orient ne peut pas être le même que celui de l’Europe, pour qui ces régions sont voisines. Il en découle, là encore, des perceptions et des priorités bien distinctes.
La route de Washington passe par Bruxelles
Que convient-il alors de faire pour transformer les promesses de l’ère Obama en réalités, et profiter du nouveau départ qui s’offre à présent?
Identifier suffisamment tôt nos divergences, avant qu’elles se transforment en différends, voire en crises. Accepter l’idée que nombre des demandes adressées par les Européens à l’Amérique ces dernières années vont requérir l’aide active des Européens pour trouver une réponse (la fermeture de Guantanamo par exemple). Reconnaître que les priorités de Barack Obama et d’Hillary Clinton (Irak, Afghanistan, Iran) ne recouvrent que partiellement celles des Européens, telles que mises en avant, par exemple, dans le document «partenariat transatlantique» élaboré par la présidence française de l’UE cet automne (multilatéralisme efficace, conflit israélo-palestinien, Afghanistan, Russie). Mais garder à l’esprit qu’en échange d’une aide active sur les priorités de Washington, les Européens doivent insister pour que leurs propres priorités soient prises en compte, au terme d’accords, de marchandages relevant de la diplomatie la plus réaliste. Enfin, recommandation sempiternelle depuis un demi-siècle, renforcer l’unité des grandes capitales européennes: plus que jamais, la route de Washington passe par Bruxelles.
Bref, dépassant l’illusion d’une communion retrouvée avec l’Amérique de Barack Obama, l’Europe doit se préparer, pour les quatre années à venir, à échanger et négocier sans cesse avec Washington sur les sujets brûlants de la planète, sans jamais tenir pour acquise une convergence spontanée.
Commentary
Op-edPour une relation transatlantique désenchantée
January 21, 2009