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Commentary

Op-ed

L’horizon européen, au-delà de la Libye

Mark Leonard and
Mark Leonard photo
Mark Leonard Co-Founder and Director - European Council on Foreign Relations
Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

April 5, 2011

Les auteurs, respectivement directeur de l’European Council on Foreign Relations et directeur de recherches à la Brookings Institution, tirent les leçons de l’affaire libyenne sur l’unité européenne. L’ECFR vient de publier l’étude « European Foreign Policy Scorecard 2010 », que Justin Vaïsse a codirigée.

Compte tenu de la profonde division européenne apparue sur la Libye, il est facile d’enterrer la politique étrangère commune et de considérer l’horizon national – avec ses jeux d’alliances bilatérales franco- allemande ou franco-britannique – comme seul valable. Ce serait pourtant se méprendre sur les événements libyens, et faire fausse route sur la meilleure façon de défendre et de promouvoir les intérêts nationaux français. Au-delà d’échecs ponctuels, aussi spectaculaires soient-ils, l’Europe s’est constitué un véritable acquis diplomatique, dans de très nombreux domaines. Il est crucial, pour la France, de ne pas tirer les mauvaises conclusions de l’affaire libyenne et d’investir davantage d’efforts pour influencer un jeu collectif qui lui bénéficie.

De nombreux facteurs ont joué contre l’unité du Vieux Continent dans le cas libyen : divisions régionales entre Europe de l’Est et Europe du Sud, profondes différences d’attitude quant au recours à la force, difficulté de s’accorder sur une intervention militaire dans le brouillard d’une insurrection, considérations électorales… Pourtant, un autre facteur ressort : c’est le baptême du feu des Européens dans cette région jusque-là stable. On trouve là le début d’un phénomène bien connu pour l’Europe, le cycle crise-rebond-succès. On détecte ce phénomène derrière les meilleures performances extérieures des Européens ces dernières années, comme leur politique dans les Balkans (après les humiliations des années 1990, qui ont forcé les Européens à s’entendre), ou vis-à-vis de l’Iran (une unité née en réaction au fiasco irakien en 2003), ou encore au sujet des droits de l’homme en Chine (présence unanime à la remise du prix Nobel de Liu Xiaobo après la crise autour du dalaï- lama et des Jeux olympiques en 2008).

Il n’est donc pas du tout impossible d’imaginer que les divisions d’aujourd’hui conduisent, d’ici quelques années, à un sursaut et à une politique plus coordonnée et plus efficace (après tout, c’est ce qu’on voit jouer également pour l’euro). Ce serait évidemment dans l’intérêt de la France que d’agir en coopération avec les autres Européens en Afrique du Nord, pour des raisons tant de légitimité que de moyens.

Du reste, sans que les Français en aient toujours conscience, c’est bien l’Europe qui est généralement en première ligne pour défendre leurs intérêts dans le monde. La politique ferme mais multilatérale vis-à-vis de l’Iran sur le dossier nucléaire ? Ce sont les trois Européens et la haute représentante qui l’ont portée. La renégociation du transfert aux Américains, pour la lutte antiterroriste, des données personnelles qui transitent par le réseau financier Swift, dans un sens de plus grandes garanties juridiques et de protection de leur vie privée ? C’est le Parlement européen qui l’a obtenue. La politique de libéralisation des visas avec les Balkans occidentaux, qui permet d’accroître les contrôles et la lutte contre le crime organisé en imposant des normes plus strictes à ces pays ? C’est Bruxelles qui l’a négociée.

Bien sûr, dans bien d’autres domaines, la politique étrangère européenne laisse à désirer. La Libye en fournit, au moins pour le moment, un exemple, même si l’on observe que les discussions ont eu lieu entre Européens (et non de façon bilatérale avec les États-Unis, comme au moment de l’Irak) et n’ont pas empêché d’agir. Et là où l’Europe est à la peine, la France perd elle aussi : que ce soit sur le conflit israélo-palestinien, ou au G20, ou sur les conflits gelés d’Europe de l’Est et du Caucase, ou encore au Kirghizstan, quels échecs européens sont compensés par des succès nationaux français ?

C’est pourquoi, au-delà des fausses leçons de l’affaire libyenne – où les divisions européennes finiront par s’apaiser et où naîtra aussi, à terme, un acquis diplomatique -, il est nécessaire que la France joue pleinement le jeu européen, à la fois parce que sa voix y est nécessaire et parce qu’elle en bénéficie tous les jours. Son rôle particulier en matière militaire devrait notamment la conduire à élargir l’alliance bilatérale avec la Grande- Bretagne et à prendre l’initiative d’un groupe pionnier qui entraînerait d’autres pays comme la Pologne – ne serait-ce que pour éviter que la défense reste le parent pauvre d’une action extérieure européenne qui, dans tous les autres domaines, s’affirme peu à peu.