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Commentary

Le tournant d’Obama en Afghanistan

Justin Vaïsse
Justin Vaïsse Former Brookings Expert, Director, Policy Planning Staff - French Ministry of Europe and Foreign Affairs

April 8, 2009

In this online chat with Le Nouvel Observateur, Justin Vaisse discusses Obama’s trip to Europe and his new strategy for Afghanistan.

Question de : dominic P.
S’oriente-t-on vers un retrait des troupes d’Afghanistan pour en revenir a une politique plus proche de celle de Clinton, qui consistait a frapper a distance ?

Réponse : La réponse est non, cette option, qui n’est défendue que par quelques experts réalistes (l’école de pensée de la Realpolitik) n’est pas possible, en tout cas pas à court terme. A court terme, et à moyen terme, on s’oriente vers une claire augmentation des troupes et des moyens. Il y a deux éléments à mentionner si l’on veut comprendre la stratégie d’Obama. D’abord, l’Afghanistan a toujours été “la bonne guerre”, contrairement à l’Irak (c’est vrai pour les démocrates comme pour les Européens, opinions et gouvernements, qui l’avaient massivement soutenue en 2001), et en tout état de cause Obama ne pouvait pas s’opposer à deux guerres en même temps… Du coup, ça devient “sa guerre”, celle qu’il doit remporter. Le deuxième élément, c’est que l’écart entre une stratégie minimaliste (avec retrait des troupes, un homme fort, etc.) et la stratégie actuelle n’est pas si grand qu’on le pense, en ce sens que l’objectif restreint tel que “recadré” par Obama (priorité à l’anti-terrorisme, rendre impossible l’utilisation de l’Afghanistan par al Qaeda) nécessite un minimum de stabilité dans le pays… et donc un gouvernement stable, un Etat qui peut exercer son pouvoir sur son territoire… et donc une population satisfaite…. on en arrive vite au format actuel de l’intervention des Américains et de l’OTAN, qui ne vise pas à créer la Suisse là où c’est impossible, mais à favoriser une situation politique stable et acceptable.

Question de : luc
Bonjour, en 1992 avec le Sommet de la Terre de Rio, il s’est créé une coalition entre l’extreme gauche, le parti républicain US, le pape et les saoudiens pour refuser toute idée de controle des naissances. (Le commandant cousteau fut siflé à Rio pour avoir parler de controle des naissances). C’est en Afghanistan que ce trouve le record de croissance démographique. En 1990 l’Afghanistan comptait 15 millions d’habitants, en 2008 32 millions avec 1 million supplémentaire par an pour aller à 80 millions dans 40 ans. En 2050, il y aura 340 millions d’habitants au Pakistan soit 420 millions pour les 2 pays. Evidemment, cette natalité va augmenter massivement la misère dans le monde musulman. Pourquoi les USA continuent d’ignorer cette donnée?

Réponse : La question démographique est centrale pour tous ces problèmes, en ce sens qu’une masse soudaine de jeunes hommes désœuvrés conduit très souvent à des troubles politiques… on l’a vu à divers reprises dans l’histoire, y compris en Iran dans les années 1980 ou en Algérie dans les années 1990 (pour simplifier). Et le problème, c’est qu’en effet le Pakistan et l’Arabie saoudite semblent conserver des taux de croissance très forts (contrairement à la plupart des pays alentours), ce qui ne présage rien de bon pour la suite.

Question de : MRM
bonjour Barack Obama veut se recentrer sur alquaida et les talibans, or ces derniers temps on parle de negociation avec Taliban modéré? Quelle politique va t il mener ?

Réponse : En effet, cela fait plusieurs années que de nombreux experts — parmi les meilleurs — expliquent que la solution de long terme est politique, et qu’elle passe par une réintégration de certains Talibans dans le jeu politique interne — tant qu’ils seront exclus, ils feront tout pour saboter un gouvernement non Taliban. Le raisonnement est très proche de celui que le général Petraeus a eu dans les provinces sunnites iraquiennes avec les “fils d’Irak”, en s’appuyant sur le réseau local (tribal, en l’occurrence) pour chasser al Qaeda. Il s’agit de jouer sur les divisions chez l’ennemi: al Qaeda poursuit des objectifs maximalistes et irréconciliables, tandis que les tribus sunnites (Irak) ou certains Talibans (Afgh) ne veulent pas la lutte globale contre l’impérialisme américain, mais la prise en compte de leurs intérêts locaux, leur sécurité, leur part du gâteau. Et on peut donc négocier politiquement avec eux et les détacher de cette alliance dans laquelle ils sont entrés par nécessité, pas par idéologie. En Afghanistan, l’expression “Taliban” recouvre des réalités très différentes, et nombre d’entre eux sont des nationalistes pachtounes qui veulent surtout une part du pouvoir. Maintenant, il est certain que des négociations avec certains d’entre eux, ou leur intégration dans le jeu politique, qui est souhaitable, peut conduire à des reculs en terme de droits de l’homme et surtout de droits de la femme. Mais sur le long terme, pour paraphraser une expression américaine, on préfère qu’ils soient à l’intérieur de la tente en train de pisser à l’extérieur plutôt qu’à l’extérieur pissant dedans.

Question de : Bistro toujours
Combien de fois avez-vous ete en Afghanistan ?

Réponse : Bonjour bistro toujours, j’aime beaucoup votre pseudo. J’ai été au Pakistan, en Iran et en Inde, mais jamais encore en Afghanistan… par ailleurs, notez que je ne prétends nullement être un expert d’aucun de ces pays, mais de la politique étrangère américaine — et ce n’est pas facile d’aller partout où elle se déploie! En revanche, je réside à Washington, plutôt un bon poste d’observation.
Et s’il est vrai que rien ne remplace le terrain, je ferais deux remarques:
a) j’ai de très nombreux collègues qui vont en Afghanistan dans des “field trips” organisés par l’OTAN ou bien les forces armées américaines ou bien les armées nationales (bref, ceux qui ont la logistique + la sécurité), pour voir ce qui s’y passe… mais souvent ces voyages sont assez brefs et superficiels, à cause du danger, donc ce n’est pas toujours profitable (je ne parle pas des vrais experts qui connaissent depuis longtemps et ont leurs propres réseaux quand ils y vont).
b) “rien ne remplace le terrain”, mais il ne faut pas fétichiser le terrain non plus: il y a de mauvais experts qui y voyagent souvent! Et moi-même, j’ai travaillé dans ma thèse sur les années 1950 et 1960, et je n’y suis jamais allé.

Question de : internaute
Bonjour, Quel est votre sentiment à propos de la politique étrangère de Barack Obama ?

Réponse : Bonjour à tous, je suis ravi de participer à ce chat du Nouvelobs. Commençons par cette question générale: mon sentiment sur la politique étrangère d’Obama est, à ce stade, très positif, surtout après la série de rencontres et sommets de la dernière semaine. Avec des équipes qui ne sont pourtant pas toutes en place (beaucoup de postes majeurs attendent confirmation du Sénat), il a réussi à initier des changements sensibles qui vont dans le bon sens, et à trouver un nouveau ton qui n’est ni dans l’arrogance, évidemment, ni dans la repentance excessive — je pense à des sujets comme Hiroshima, le passé esclavagiste et ségrégationniste de l’Amérique, la torture et Abu Ghraib, l’environnement… Obama repositionne les Etats-Unis par touches subtiles mais bienvenue.

Question de : internaute
Fermer Guantanamo n’est-il pas avant tout une operation de comm’ et la reparation d’une grosse boulette de comm’, puisqu’avant et apres, les services concernes de toutes les democraties ont use et continueront a user de la torture ponctuellement en cas de necessite absolue, le tout etant de ne pas trop le montrer au grand jour ?

Réponse : J’aime bien le réalisme de votre question, et elle est importante, mais elle est un peu cynique quand même, pour plusieurs raisons (notamment le lien Guantanamo – torture, deux problèmes distincts). D’abord, je ne pourrais certainement pas garantir que les services secrets de mon propre pays, là où ils interviennent, suivent toujours scrupuleusement le manuel concernant les détentions et les interrogatoires — même si je leur accorde une assez grande confiance sur ce point. En ce sens, votre qualificatif de “ponctuellement en cas de nécessité absolue” est important et justifié. Ensuite, reconnaissons qu’il y avait, au départ, c’est-à-dire en 2001, un vrai problème de fond: que faire des prisonniers dont on soupçonne qu’ils peuvent être très dangereux pour tout le monde, mais qu’on ne peut pas juger selon les procédures judiciaires internes (ici, en l’occurrence, américaines), ni détenir avec le statut de prisonnier de guerre (qu’ils n’avaient pas vraiment, en ce sens qu’aucun Etat “ennemi” ne les reconnaissait), ni emprisonner indéfiniment dans les limbes (Guantanmo, hors de toute règle)? Si la fermeture de Gtmo est si difficile, et va prendre encore longtemps, c’est que ce camp-prison correspondait à un vide juridique et politique. Ce dilemme, on le connaît ailleurs, par exemple en Somalie: que faire des pirates attrapés dans les eaux internationales? On sait bien que l’Etat somalien (quasiment inexistant) ne peut rien faire… est-ce qu’on va tous les amener en Europe et les mettre en prison? Autre question comparative: qu’ont fait les Français et les Britanniques des prisonniers d’Afghanistan, avaient-ils une meilleure solution? Bref, Guantanamo est une tragédie, et également, comme vous le soulignez, “une boulette de comm” mais pas une absurdité. Fermer Guantanamo, c’est réparer l’erreur de “comm”, mais pas faire disparaître le réel dilemme qui continuera à se poser aux démocraties quand elles essaient de concilier l’Etat de droit et la défense de leur sécurité. Maintenant, ce qui s’est passé à l’intérieur de Guantanamo (de même que dans les prisons secrètes d’Afghanistan) et les techniques d’interrogation, ça c’est autre chose, et je ne pense pas qu’il y ait eu un vrai dilemme sur cette question: ça a été une faute très grave, et qui restera comme un tache indélébile, d’utiliser les “techniques d’interrogatoire avancées” (la torture), ici ou ailleurs… de les autoriser et de les codifier.

Question de : internaute
Obama pourra-t-il eviter le clash avec l’Iran ?

Réponse : De très nombreux arguments font penser que l’on continuera à avoir, sinon un véritable règlement définitif des questions litigieuses (qu’on ne peut exclure), du moins une atmosphère de négociation et d’accommodation réciproque. D’abord, il y a la main tendue d’Obama — au-delà des gestes diplomatiques nombreux, il a confirmé la légitimité des ambitions nucléaires de Téhéran, signalant par là qu’il pourrait accepter un enrichissement sur le sol iranien, du moment que des vérifications crédibles sont mises en place pour éviter la construction d’une bombe. Ensuite, Obama sait que l’Iran est un pays important voire essentiel pour toute la région (stabilité en Irak, Syrie-Liban, Israël-Palestine, le Golfe, le Kurdistan, l’Afghanistan le dossier énergétique, etc.). Enfin, il n’y a aucun appétit de clash militaire ni au sein de l’armée, ni au sein de l’administration, et les pressions sur Israël pour éviter toute aventure seront très fortes. Au bout du compte, on pourrait voir plutôt une sorte de négociation qui traîne en longueur doublée d’un endiguement continu, voire d’une entente tacite pour que l’Iran reste juste en-dessous du seuil nucléaire (à la façon du Japon), mais sans rupture de la part de l’un ou l’autre.

Question de : alex
Bonjour, comment la visite en Europe d’Obama a-t-elle été commentée outre-Atlantique ?

Réponse : Elle a reçu une couverture très positive, sur les trois points importants qu’attendaient les Américains: avoir de nouveau un président dont ils soient fiers, qui soit digne, respecté et acclamé en Europe; continuer à restaurer l’image de l’Amérique dans le monde, ce qui a été l’une des demandes importantes de cette campagne présidentielle, et doit aider à obtenir la coopération avec les autres pays; enfin amorcer un tournant politique de façon sérieuse sur plusieurs dossiers essentiels, comme les relations avec la Russie, la stratégie en Afghanistan ou le désarmement nucléaire global. Ceci posé, les critiques n’ont pas manqué: les opposants soulignent qu’Obama n’a pas obtenu grand chose au G-20 et encore moins sur l’Afghanistan… ce n’est pas entièrement faux.

Question de : internaute
mais enfin il s’agit simplement d’effacer les graves erreurs de Bush qui ont ternis pour longtemps les USA et ce n’est pas Obama qui redorera le blason parceque la politique US sur le conflit israelo-palestinien est inchangée ????

Réponse : La question du conflit israélo-palestinien est centrale, et pour le moment, l’administration Obama ne convainc personne dans la région ou en Europe. On lui accorde encore le bénéfice du doute, mais le temps presse: le gouvernement Netanyahou est désormais en place, Avigdor Lieberman a déjà rejeté le processus d’Annapolis, et à défaut d’une condamnation explicite de nouvelles constructions dans les colonies de peuplement, le crédit d’Obama sera durement entamé. Il existe quelques raisons d’espérer — la personnalité de l’envoyé spécial George Mitchell, la piste syrienne qui pourrait ouvrir la voie, le moment venu, à une négociation israélo-palestinienne, la possibilité d’un certain réchauffement avec l’Iran, la prise de conscience que c’est le dernier moment pour avoir une solution à deux Etats avant que la réalité sur le terrain ne l’empêche, etc. Mais il y a aussi le constat que les parties ne sont pas prêtes à s’engager sérieusement dans un règlement final à ce stade, et que le président Obama épuiserait son capital politique en vain s’il lançait toutes ses forces dans la bataille, au risque de compromettre d’autres priorités. Bref, c’est difficile d’être très optimiste. On fera le bilan lors d’un nouveau chat avec le Nouvel Obs, j’en suis sûr, d’ici 6 mois: merci de vos questions et au revoir à tous.