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Quatre questions destinées au nouveau directeur de l’Africa Growth Initiative de Brookings

coulibalyb_portraitLe Dr. Brahima Coulibaly, ancien responsable du groupe Économies émergentes du Conseil des gouverneurs du système de la Réserve fédérale a été nommé directeur de l’Africa Growth Initiative à la fin du mois dernier.

Dans ce post, le Dr. Coulibaly discute des principaux enjeux actuels de l’Afrique et répond à un certain nombre de questions clés à la base du programme de recherche de l’AGI en 2017 et au-delà.

Q1 : Washington est une ville regorgeant d’experts politiques. Selon vous, comment l’AGI peut-elle contribuer au mieux à la réflexion sur la croissance et le développement en Afrique ?

Coulibaly : en effet, la ville de Washington regorge de think tanks et d’experts politiques travaillant sur les questions africaines, ce qui témoigne de l’importance du continent africain. L’un des avantages de cette prolifération d’experts de politique publique dans ce secteur est que les expertises et les spécialisations sont très variées. À titre d’exemple, les experts sécuritaires se concentrent sur les risques, comme ceux qui sont associés à Boko Haram au Nigeria, à al-Shabaab en Afrique de l’Est ou à la piraterie au large des côtes de la Somalie et dans le Golfe de Guinée. Une multitude d’experts humanitaires ont attiré l’attention sur les tragédies se produisant dans les pays fragiles comme le Soudan du Sud ou la République centrafricaine ou sur la famine qui menace actuellement des millions de vies sur le continent. Les experts en politique étrangère se concentrent souvent aujourd’hui sur des thématiques telles que la présence grandissante de la Chine sur le continent et les implications de celle-ci en termes de relations entre les États-Unis et l’Afrique ou de l’avènement de la démocratie, de processus politique ou de transitions politiques. Ces questions sont toutes très importantes pour l’Afrique et les analyses effectuées par d’autres institutions sont utiles pour tous.

À l’Africa Growth Initiative (AGI) de Brookings, notre spécialité consiste à offrir une « lorgnette économique » permettant d’aborder ces questions interdépendantes afin de rapprocher les perspectives disparates. J’effectue moi-même, en collaboration avec nos chercheurs AGI et notre réseau de chercheurs, des travaux de recherche indépendants et de haute qualité sur la manière dont l’Afrique peut poursuivre son élan de croissance et accroître les avantages offerts par le développement durable. Nous invitons également des voix africaines à Washington et nous jetons un pont entre les chercheurs académiques et autres experts d’une part et les décideurs politiques de l’autre. Cette approche confère à AGI et à Brookings une voix indépendante et un statut d’intermédiaire neutre dans les domaines de la politique publique et de la concertation politique.

Q2 : Le commerce, l’aide et les environnements politiques mondiaux connaissent une évolution rapide. Comment l’Afrique peut-elle s’adapter à ces évolutions ?

Coulibaly : le commerce mondial a ralenti depuis quelques années en partie à cause de facteurs structurels et, depuis fin 2014, du fait de la baisse des prix des matières premières, en particulier celui du pétrole. Plusieurs économies africaines sont fortement tributaires des exportations de matières premières et elles en ont particulièrement souffert. Le Nigeria, première économie de l’Afrique sub-saharienne, en est le meilleur exemple. La croissance économique de ce pays a accusé un net repli depuis quelques années et en 2016, elle est entrée en territoire négatif pour la première fois depuis 1991. Malheureusement, les perspectives d’évolution des prix des matières premières restent ternes.

En outre, le mécontentement grandissant face à la mondialisation et l’évolution des environnements politiques poussent les gouvernements des économies avancées à réévaluer leurs engagements vis-à-vis de la mondialisation et du financement du développement. De plus, les marchés financiers du monde entier se préparent à faire face au relèvement des taux d’intérêt mondiaux, tandis que la Réserve fédérale continue à mettre un terme à sa politique d’assouplissement monétaire.

Tous ces facteurs constituent d’importants obstacles pour les économies africaines et viennent surtout nous rappeler combien il est urgent d’accélérer les réformes en vue de diversifier les économies pour les rendre plus résistantes aux différents chocs. Ces réformes incluent notamment la réduction de la dépendance envers les exportations constituées majoritairement de matières premières et la montée en puissance de l’industrialisation et de la transformation structurelle locale. Les décideurs politiques doivent également chercher à stimuler les recettes nationales à travers un recouvrement plus efficace des recettes, tandis qu’une meilleure gestion des finances publiques permettra de financer le développement économique de façon plus durable.

Les décideurs politiques africains ont réalisé de grands progrès au niveau de la gestion de leurs économies au cours de ces vingt dernières années, et je suis certain qu’ils sauront se montrer à la hauteur de ces nouveaux défis, même si la tâche sera ardue. Ils trouveront en AGI un fidèle partenaire : une grande partie de notre travail consiste à surveiller les développements économiques et à évaluer les meilleures politiques permettant d’établir un équilibre entre la nécessité de préserver la stabilité économique d’une part et de poursuivre les progrès vers la réalisation des objectifs du programme de développement pour l’après-2015.

Q3 : En dépit des progrès déjà accomplis, le continent reste confronté à des difficultés au niveau du développement humain et économique, de l’insécurité, ainsi qu’à certains obstacles extérieurs. Quels sont d’après vous les plus grands risques pesant sur le continent dans les 12 mois à venir ?

Coulibaly : Le continent a accompli d’importants progrès au cours de ces quelques vingt dernières années, en dégageant une croissance économique moyenne de l’ordre de 5 %. Toutefois, la croissance a ralenti depuis deux ans et le retard déjà accusé par le développement humain et économique, s’est creusé encore davantage. La diminution du taux de pauvreté n’a pas été accompagnée par une diminution du nombre de personnes vivant dans la pauvreté et les inégalités restent plus profondes que dans les pays en développement à l’extérieur de l’Afrique. Les politiques doivent être fondées sur la diversification des économies et l’adoption de politiques de redistribution efficaces afin de garantir que les bénéfices de la future croissance économique seront partagés par tous.

Au cours des 12 prochains mois, nous prévoyons que la région commencera à se remettre des effets de la forte chute des prix des matières premières. Plus de 15 économies africaines dégagerons une croissance d’au moins 5 %, par rapport au taux de croissance mondial situé à 3,5 %, et cinq des dix économies les plus dynamiques du monde seront des pays africains, notamment la Côte d’Ivoire (mon pays natal), l’Éthiopie, la Tanzanie, etc. Ceci dit, l’ajustement au choc des termes de l’échange n’est pas complètement achevé. Il pourrait y avoir des risques d’instabilité macroéconomique dans certains pays. Nous surveillons étroitement la situation en Afrique du Sud dont les agences de notation de crédit Standard and Poor et Fitch ont récemment rétrogradé la notation de crédit au rang de « spéculatif ». Au Nigeria, la situation budgétaire a empiré et les efforts de stabilisation du naira se poursuivent. L’Afrique du Sud et le Nigeria représentent collectivement près de la moitié du PIB du continent. Il est important que ces deux économies reprennent de l’élan.

L’environnement extérieur risque lui aussi de rester difficile. La transformation structurelle de l’économie chinoise en cours fera probablement baisser la demande en matières premières, en particulier les exportations de produits primaires de nombreux pays africains. Dans un contexte de resserrement des conditions de financement mondiales, les pays d’Afrique risquent de ne pas être en mesure d’émettre des instruments de dette selon des modalités aussi favorables que celles des années précédentes lorsque les taux d’intérêt étaient très bas. Nous avons également constaté une appréciation du dollar américain depuis la fin de 2014, une augmentation qui pourrait faire augmenter les coûts de service de la dette extérieure et rationner les finances publiques.

Pour ce qui est des risques nationaux, la situation sécuritaire est sans aucun doute une source d’inquiétude et il convient d’appuyer les efforts visant à y remédier. Heureusement, les problèmes sont jusqu’à présent restés cantonnés dans quelques zones. Nous surveillons également de près le climat politique, notamment les manifestations anti-Zuma en Afrique du Sud et les prochaines élections dans certains pays, comme l’Angola, le Kenya, le Liberia, le Rwanda et la Sierra Leone. L’actuel climat politique en RDC, l’un des plus grands pays d’Afrique, est inquiétant.

Il est bien évident que l’Afrique n’est pas uniquement confrontée à des risques négatifs et les développements positifs se produisant sur le continent ont tendance à être éclipsés. Ainsi, la récente augmentation des flux de capitaux extérieurs chinois constitue une opportunité pour l’Afrique. Au Forum sur la coopération sino-africaine (FCSA) de 2015, la Chine s’est engagée à investir environ 60 milliards de dollars US sur le continent d’ici à 2018 et l’Afrique est capable d’attirer des investissements supplémentaires. La Chine cherche également à exporter environ 80 millions d’emplois en raison de l’augmentation des salaires dans le pays. La vaste force ouvrière et les salaires compétitifs de l’Afrique placent le continent en bonne position pour attirer ces emplois.

En termes plus généraux, la gestion économique africaine s’améliore et les chiffres de la croissance des deux dernières décennies reflètent en partie ces progrès. Les technologies d’information et de communication (TIC) offrent de nouvelles possibilités en matière d’innovation, d’entreprenariat et d’inclusion sociale. À titre d’exemple, la technologie permet l’inclusion financière et la mobilisation de ressources nationales sur l’ensemble du continent. Le dernier exemple en date est le lancement de la première obligation d’État mobile du monde au Kenya (M-Akiba). Elle permet aux petits épargnants d’obtenir des rendements élevés sur leur épargne et à l’État de puiser dans un gisement d’épargne auparavant hors de sa portée. Malgré son petit volume, son symbolisme n’en reste pas moins significatif. Il suggère que les Africains ne se contentent plus d’adapter les innovations venues d’ailleurs et qu’ils sortent des sentiers battus pour devenir des acteurs pionniers sur la scène internationale. D’autres types de TIC offrent également un potentiel d’innovation dans des domaines tels que l’éducation, la logistique, etc. L’élargissement et l’intensification de ces exemples de réussite susciteront de véritables transformations.

Q4 : Quels projets de recherche peut-on attendre des chercheurs d’AGI dans les mois à venir ?

Coulibaly : nos chercheurs et équipes d’experts AGI travaillent sur plusieurs thématiques importantes qui selon moi apporteront de nouvelles perspectives sur les problématiques économiques auxquelles est confronté le continent. La mobilisation des ressources nationales est l’un des domaines de recherche que nous considérons comme étant important. Les ressources nationales ont toujours été la principale source de financement du développement. En Afrique, l’épargne publique, qui représente environ 15 pourcent du PIB moyen, soit le taux le plus faible du monde, ne suffit actuellement pas pour financer les besoins en investissement d’au moins 25 à 30 pourcent du PIB. Pour AGI, cette question est au cœur des enjeux de développement de l’Afrique. Je pense que l’Afrique possède les ressources nécessaires pour financier une grande partie de ses projets de développement. Il lui suffit de les exploiter et de les utiliser efficacement en respectant le programme de développement. Nos chercheurs évalueront, entre autres, les inefficacités au niveau des processus de mobilisation de recettes et recommanderont des politiques visant à stimuler l’épargne nationale.

La phase suivante du développement économique en Afrique est l’industrialisation et la transformation structurelle. À l’heure actuelle, la plupart des économies africaines semblent passer de l’agriculture aux services, sans passer par le développement industriel. C’est inquiétant, car la productivité du secteur des services africain est très faible. Avec son grand nombre de chômeurs et de salaires compétitifs à l’échelle mondiale, le continent devrait pouvoir attirer des noyaux d’activités manufacturières mondiaux capables d’absorber sa vaste offre de main d’œuvre. Nous étudions également la manière dont les économies africaines peuvent exploiter encore davantage les TIC afin de créer des solutions aux différents enjeux auxquels elles sont confrontées.

La quête de meilleures opportunités contribue aux migrations clandestines et à l’accélération du taux d’urbanisation à un rythme dépassant la capacité d’absorption des villes, ce qui contraint un grand nombre de personnes à s’entasser dans des bidonvilles dans des conditions délétères. L’autonomisation des jeunes et des femmes est l’une des priorités de notre programme de recherche et nos experts en développement urbain continueront notamment à analyser les politiques permettant de mieux se préparer à cette rapide urbanisation.

Nous souhaitons également appliquer notre lorgnette économique aux États fragiles en explorant l’interaction entre le développement économique et les problématiques sécuritaires et humanitaires dans ces pays. Enfin, l’équipe AGI réalise une série d’études sur l’éradication de la faim rurale. Ces études éclaireront les politiques articulées autour de la réalisation de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la faim rurale et des tragédies comme l’actuelle menace de famine pesant sur différentes régions du continent.

Comme vous pouvez le constater, AGI s’est constitué un programme de recherche ambitieux en vue de fournir de nouvelles perspectives et recommandations politiques concernant les importantes problématiques auxquelles le continent doit faire face. Dans le cadre de ce processus, nous avons hâte de poursuivre les discussions avec toutes les parties prenantes et de recueillir leurs commentaires et suggestions lors de nos divers évènements et rencontres.

 

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